57ème fragment : Naël

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XCIII- Mélodrame

Je n'ai pas encore eu l'occasion de parler à Mulberry pour le moment, alors que nous avons décidé de tout lui confier il y a déjà quelques jours. Il faut dire qu'il est plutôt dur à capter depuis l'accident de Mlle Loisel. C'est comme s'il avait un radar pour éviter les élèves. Même les jumeaux clairvoyants n'ont pas réussi à user de leur chance.

C'est à se demander s'il est encore à l'Académie. Peut-être a-t-il été convoqué au ministère ou ailleurs suite à toute cette affaire.

Je surveille la cour du haut du balcon du dernier étage du bâtiment principal. Je n'ai pas besoin de voir la grosse horloge qui orne le bâtiment en dessous de moi pour savoir qu'il est presque 18 heures. Le samedi, les étudiants du club d'art dramatique répètent à l'extérieur, selon la météo. La pièce qu'ils travaillent cette année est une réécriture du mythe de Ronan l'Amoureux, empereur légendaire de Forzerand au destin tragique et sacrificiel. Une des jeunes femmes de la troupe, une rêveuse de 4ème année joue le rôle-titre. Sa voix porte presque jusqu'à moi, et j'en attrape quelques bribes, apportées jusqu'à moi par le souffle du vent. C'est le monologue du 3ème acte, la déclaration de Ronan à Cécile, son amour disparue tragiquement en mer par un soir d'orage. Lugubre, funeste, mais d'une beauté à couper le souffle, il manque à son interprète un petit quelque chose pour que j'y croie réellement. Je ne suis déjà pas bien fan des histoires d'amour cruelles.

Dans la foule de spectateurs amassés pour assister à la répétition, je repère Elise. Elle serre contre elle un livre de la bibliothèque.

Elise a changé. Elle arrive tard, se couche et m'adresse à peine la parole. Se lève très tôt, fait en sorte de ne pas me réveiller et s'éclipse avant le lever du soleil. Impossible de la croiser à l'Académie. Cette distance qu'elle instaure entre nous, elle la mène aussi envers Maia et Lucy. C'est à peine si j'arrive à cerner où elle va, et quand par miracle nous nous retrouvons dans la même pièce, impossible de lire ses pensées. Elle doit utiliser quelque chose, un sortilège de brouillage ou de Dissimulation. Ce constat me fait de la peine. Elise n'a aucun secret pour moi. Tout comme moi, je ne lui cache rien, alors que je pourrais le faire. C'est sur cette confiance et cet équilibre que se base notre relation en temps normal.

Mon regard s'égare un peu plus loin et je reconnais le visage insolent de William. Il est à quelques pas d'Elise, ne lui adresse pas la parole, mais la regarde avec une telle intensité que j'en frissonne. Un sentiment de danger et d'insécurité, le même que j'ai ressenti lors de notre première rencontre, s'empare de moi. Je serre les dents et les poings.

-Toi mon coco j'en ai marre que tu t'en sortes comme ça.

Je remonte mon gilet sur mes épaules et prend l'escalier avec un regard qui doit être relativement désagréable puisque les élèves que je croise s'écartent sur mon chemin. Je vais dire ses quatres vérités à ce petit voyageur de mes deux.

Je déboule comme une furie dans la cour, cherche du regard les comédiens qui répètent et se déplacent un peu plus loin. Je m'apprête à les rejoindre quand un détail attire mon attention. La fenêtre de la tour Ouest, celle du directeur, est allumée. Une silhouette se détache dans l'encadrement, puis s'en éloigne.

Je regarde vers Elise, hésite l'espace d'un instant, siffle un juron et change mon itinéraire.

Le temps de grimper dans la tour, ma colère a le temps de redescendre. Ma condition physique mériterait quelques ajustements à priori. Je comprends mieux les plaintes d'Elise à ce sujet.

Mon front est moite et je sens une goutte de sueur me dégouliner dans le dos au moment où je toque à la porte. Un remue-ménage se fait entendre à l'intérieur avant qu'elle ne s'ouvre brusquement.

Mulberry me fait face. Je n'avais jamais remarqué qu'il faisait deux têtes de plus que moi. C'est-à-dire que je ne me suis jamais retrouvé si proche de lui.

-Monsieur Lecendre?

Ses sourcils se haussent. Il ne s'attendait de toute évidence pas à me voir. Je suis même surpris qu'il connaisse mon nom, ou du moins qu'il l'associe à la bonne personne. Ses cheveux sont décoiffés, ses cernes prononcés, ce qui me conforte dans l'idée qu'il soit très occupé, ou revenu de voyage. Un bagage trône sur son bureau, ouvert mais non déballé. Je suis curieux, mais je sens bien que je ne vais pas pouvoir lui tirer les vers du nez aussi facilement que ça. J'ai même plutôt peur de l'inverse.

-Est-ce que je peux vous parler?

Il m'étudie un instant avant de s'écarter en silence, me laissant pénétrer dans son antre.

XCIV - Aveux

Je regarde le bout de mes chaussures, un peu mal à l'aise. Le regard de Mulberry me scrute, attendant que je prenne la parole, ce que je fais d'un ton que j'espère assuré.

-Il faut que je vous parle de quelque chose d'important. Ça concerne la source.

Il fronce les sourcils. Seule réaction de sa part. Je me demande s'il a bien compris.

-Je parle de la faille d'énergie de...

-La tour Nord, oui, je sais, je ne suis pas complètement stupide, complète t-il.

Il est glacial. Je ne sais pas où me mettre. J'ai l'impression qu'il m'écrase. Son regard sévère se fiche dans le mien et je le sens tâter mes pensées, fouiller sans subtilité. Désagréable, un peu excitant, mais au moins ça m'évitera de rentrer dans les détails. Pourvu qu'il ne voit pas les pensées peu chastes que j'ai déjà eu à son égard.

Il cesse aussitôt, gêné, et je soupire. Loupé.

-Comment? Comment êtes-vous au courant de son existence?

Je comprends qu'il n'a pas eu le temps d'analyser en profondeur tout ça dans le bordel de mon esprit. J'avance les fesses sur mon siège et me gratte la gorge. Mes mots sortent si facilement que j'en oublie presque mon sentiment de culpabilité envers Elise.

Le fantôme de BerbridgeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant