Je n'ai rien dit. Je l'ai regardé le frapper alors qu'il était déjà immobile. La tête contre le mur, reclus sur moi-même, j'ai essayé de reprendre mon calme. Mais ma respiration ne s'est qu'accélérée en entendant ses poings s'écraser sur son visage.
Alors j'ai fermé les yeux. Mais ce n'était pas une bonne idée. Le carillon que j'avais dans la tête, j'ai eu l'impression d'être à présent monté dessus. Alors je suis restée là, à regarder l'inévitable se produire, parce que c'était tout ce que je pouvais faire. Aucun mot ne pouvait sortir de ma bouche, et je détestais ça. Je détestais me sentir inutile. Me sentir impuissante.
J'ai eu peur qu'il le tue. Peut-être même qu'il était déjà mort.
Chaque coup qu'il infligeait semblait plus avide que le précédent.
Je ne saurais dire si la scène qui se déroulait sous mes yeux avait duré des secondes, des minutes ou bien des heures. Mais le temps m'a paru long, très long, avant que les coups ne cessent de heurter son corps allongé.
Je pouvais l'entendre, ce vieux Joe, gémir alors qu'il ne devait plus lui rester la moindre dent. Et je m'en suis voulue. Je m'en suis voulue parce que voir tout ce sang sur son visage m'avait apaisé. J'ai tenté de me convaincre que c'était parce que Park avait mis un terme à son acharnement. Et c'est ce que j'avais fini par croire, même si une petite voix dans ma tête continuait de susurrer que je mentais.
Il y avait ce bourdonnement infernal. Celui qui couvrait les paroles de Park. Il m'a semblé qu'il me demandait si j'allais bien. Il m'a semblé qu'il m'affirmait que tout été terminé. Mes yeux n'ont pas quitté Joe, sa barbe avait l'air d'avoir imbibé le sang des lèvres gonflées affublé par le chanteur.
Park m'a grotesquement soulevé du sol, provoquant une secousse violente qui a eu l'effet d'un tsunami dans ma tête. Il m'a entouré de ses bras nus, comme on porterait un enfant endormi ou une princesse que l'on viendrait d'épouser. Il a accéléré le pas dans la direction opposée de celle de sa victime. La bouche entrouverte, j'ai voulu réagir, essayant de réfléchir à une phrase cohérente, qui sortirait d'entre mes lèvres en parfait état. Comme Joe. Comme lorsqu'il protégeait ses mots de ce monde. Joe. Je ne voulais pas penser à lui. Je ne voulais pas le regarder. Mais je le faisais. Alors j'ai détourné le regard, le dirigeant inconsciemment vers le fauteuil renversé qui se trouvait à proximité du personnage. J'ai mis quelques secondes avant de réaliser que l'on faisait non seulement dos à mon agresseur, mais aussi à mon seul moyen de transport. Les bras de Park ne seraient pas toujours là.
J'ai pointé la cible du bout de mon doigt, ne me doutant pas que ma vue se dédoublerait à l'effort.
- Le fauteuil... j'ai murmuré, toujours la main tendu vers ce qui m'appartenait. On a oublié le fauteuil.
Park m'a entendu, mais ne s'est pas arrêté pour autant. Au contraire, j'ai eu cette impression qu'il accélérait le pas lorsque les couleurs du tableau se sont assombris jusqu'à se mélanger à la nuit en dépit de l'éclairage glauque du vieux lampadaire.
Le lampadaire. Le bar. La boisson. Torres. Les Metz. Le Colorado. I will Follow. Les Red Hot. L'air. L'Univers. L'Univers et Joe. Joe et ses mains. Ses mains sur mon visage. Ses mains sur mes hanches, mes cuisses, ma poitrine. Mon jean. Ses paroles dans le coin de mon oreille. Son souffle. Mon visage triste. Ma respiration. Je n'en avais plus. L'air ne voulait plus rentrer dans mes poumons. Du moins plus vraiment. J'ai paniqué.
- Le fauteuil, Byers, le fauteuil. J'ai répété pour tenter de me calmer, en vain.
« Le fauteuil ». Ce mot ne voulait plus quitter ma bouche. Chaque syllabe était sortie parfaitement, comme je l'avais souhaité. Puis il s'est dégradé. Mes inspirations l'avaient brisé. Mais je ne voulais pas abandonner, bien qu'il ait fini par disparaitre dans la nuit comme les éléments qui m'entouraient. Ils n'étaient plus là. Tous avaient disparu. Sauf cette lumière. Cette lumière sous laquelle Joe avait posé ses mains sur mes hanches, mes cuisses, ma poitrine. Mon jean.
La lumière était toujours là, mais ce n'était pas elle que je voulais voir disparaître, ni elle, ni ce mot que j'avais été disposé à prononcer tant de fois en quelques secondes. Mais mes pensées, mes souvenirs, les sensations que je ressentais encore. Ses mains sur mes hanches, mes cuisses, ma poitrine. Mon jean.
Inspiré, expiré. Inspiré, expiré. Rien ne fonctionnait. C'était comme si l'air avait déjà était consommé, comme si j'étais restée trop longtemps dans l'eau. L'eau. J'avais besoin d'eau. J'en avais besoin sur mon corps. J'en avais besoin partout. Juste un peu. Juste pour effacer son touché.
Ma respiration haletante était bruyante. Plus qu'elle ne l'avait jamais été. Je savais ce que je voulais. Et je savais ce que je voulais oublier.
La terreur accélérait mon souffle. J'étais enchainée. J'étais libre, mais enchaînée. Par ses doigts glissant sur ma peau, son souffle pénétrant dans mes oreilles, et ses côtes qu'il essayait d'emboiter contre les miennes. Il était là. Il était encore là. Je me suis tortillée dans tous les sens, toujours prise par la panique qui m'habitait et qui me faisait oublier que j'étais désormais en sécurité.
- Bordel Clark, non, s'il te plait, s'il te plait, ne me fait pas ça.
J'ai entendu une porte s'ouvrir, et une voix masculine exprimer sa sidération.
- Putain de meeeeerde...
Cyrus.
- Park, fils de chien, c'est quoi ce bordel ? Son intonation s'est fait plus aigu. Il avait dû découvrir le corps presque inerte de son patron. Je ne pouvais pas me retourner, je ne pouvais pas constater sa stupeur. Alors je me la suis imaginée. Parce que je voulais abandonner ces images. Quelles images ? Non, je devais m'en débarrasser. M'en débarrasser avec de l'eau. L'eau m'y aiderait.
J'ai fermé les yeux, et j'ai tenté de deviner au mieux que je le pouvais ce à quoi pouvait ressembler la scène qui se trouvait derrière moi.
Cyrus. Il devait être dans tous ses états. Les mains derrière la tête à faire les cent pas, paniquant tout comme moi, mais pour différentes raisons. Il s'inquiétait pour son bien. Je m'inquiétais pour le mien.
- Park, qu'est-ce que t'as foutu ma parole ? C'est mon putain de boss ! Ok, c'est un merdeux-salopard-crevard-fils-de-pute-raclure-fouille-merde-d'alcoolique, mais il reste mon putain de boss !
Sa voix se rapprochait, j'en ai déduit que ses pas aussi. Mais mon cœur s'est remis à cogner si fort dans ma poitrine que je n'ai pu réussir à visualiser sa démarche. Il n'y avait que sa voix. Juste sa voix.
- Cyrus, ferme là, prend le volant et ramène-nous. A ordonné Park d'un ton sec.
- Mec tu délires... Je...
- Je n'en ai rien à foutre ! Fais ce que je t'ai dit.
Il avait hurlé si fort que j'ai gémis. Le carillon. Toujours le carillon. De plus en plus vite. De plus en plus rapide. De plus en plus agressif.
- Je ne sais pas même pas où je dois vous conduire, a rétorqué l'homme à qui je faisais dos.
- Le phare abruti ! Monte, les clés sont sur le contact.
Il y a eu un silence qui, tout de même, était habité par mes halètements.
-Putain Cyrus, t'entend ce que je te dis ? Cette fille fait une crise de panique !
J'ai vu le barman nous devancer à toute allure, et j'ai eu l'impression que le sol vacillait sous ses pieds.
Cyrus a ouvert la portière et a disparu dans le van. Park et moi, toujours blottit contre lui, en avons fait autant.
Il faisait froid. Mais le corps de Park était bouillant. Son rythme cardiaque frappait agressivement mon épaule. Mais ça m'était égale. J'étais vivante. Son cœur me rendait vivante. De par ses coups, et par ce corps qui l'hébergeait et qui m'avait sorti d'un sacré pétrin du nom de Joe.
Park était là maintenant, je le savais, mais je savais aussi ce qu'avait voulu Joe.
Mes hanches, mes cuisses, ma poitrine. Mon corps tout entier.
J'étais allongée à l'arrière, le buste contre lui, la tête posée sur son épaule. Et je le regardais. Je regardais son menton, les quelques poils qui s'y trouvaient dû à un rasage précipité, ses mâchoires fermes, son nez si fin, et ses yeux verts comme le ciel de L'Islande. L'Islande, je pouvais retrouver ses aurores boréales dans les iris de ce garçon. Je pouvais y retrouver les étoiles, et j'ai cru y percevoir un bout de l'Univers.
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LIGHT HOUSE
Teen FictionVenez découvrir l'histoire de Mabel Clark; une jeune fille passionnée par l'Univers et ses mystères qui, après un événement bouleversant, n'a qu'une hâte; sortir de son fauteuil roulant. Sans même qu'elle ne s'y attende, la jolie b...