Chapitre 30

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Pour la première fois depuis notre arrivée, la pluie s'était abattue sur la ville de Wheeler. Non pas des petites gouttes, mais des cordes, si bien que même à l'abri dans le van, il était impossible de s'entendre parler. Ce qui n'était finalement pas plus mal pour combler les blancs qui ne semblaient pas plus que ça le déranger. 
J'analysais Park du coin de l'œil. Il conduisait prudemment, les yeux rivés sur la route et les mains cramponnées au volant. Ses cheveux bruns rangés derrière ses oreilles, je pouvais enfin admirer son visage. Ce visage d'ange déchu qui collait si bien à l'idée que je m'étais faite de lui. Et il était vrai, Park était un beau jeune-homme.

- C'est bien gentil de prendre la route et de conduire en silence, mais tu comptes me dire où l'on va ?

- On va au pub, a-t-il répondu sans broncher d'avantage, ne prenant pas même la peine de me regarder.

- Qu'est-ce qu'on va foutre dans un pub ?

- J'ai envie d'une bière.

- Alors pourquoi est-ce que tu m'emmènes ?

- Parce que t'en as besoin d'une aussi, a-t-il rétorqué d'un ton lasse.

- Je n'ai pas besoin d'une bière.

- Ca m'étonnerai. Il a ri jaune et j'ai froncé les sourcils. Dans tous les cas, ça ne te fera pas de mal de sortir un peu.

J'ai secoué la tête, exténuée, y mêlant avec cela un soupir pour appuyer mon désaccord.

Puis j'ai senti le regard de Park se poser sur moi et je le voyais déjà qui roulait des yeux derrière mon dos tandis que je découvrais d'un aspect désastreux, la ville dans laquelle nous résidions.

Les phares de la voiture étaient allumés. Ils réfléchissaient en une lumière éclatante, les bandes jaunes peintes sur le goudron. Pas un chat à l'horizon. Seulement quelques maisons détériorées, des collines verdoyantes en raison de la pluie qui semblait avoir trouvé refuge dans la ville, et une mer à perte de vue que j'observais la tête contre la fenêtre. On se serait cru dans un épisode de Bates Motel.

J'ai songé à ma mère. Je me suis demandée comment elle allait. Je me suis demandée ce qu'elle pouvait bien faire enfermée dans sa cellule. Rien évidemment. Parce que c'est ce qu'elle faisait toujours ; rien du tout. Elle avait dû s'asseoir dans un coin, et fixer un point qu'elle ne relâcherait pas avant d'avoir fini sa garde à vue. J'avais longtemps essayé de savoir ce à quoi elle pouvait bien penser. J'avais essayé oui, en la voyant là, assise devant moi, les mains à plat sur ses genoux, les yeux rivés sur les épais nuages gris de la ville. Mais c'était inutile, et j'avais fini par me faire à l'idée que je ne pouvais pas entrer dans sa tête et deviner ce qui se tramait dessous. Tout simplement parce que ma mère n'était pas un livre ouvert. Tout simplement parce que ma mère n'était pas Jack. Alors j'avais fini par en déduire avec lassitude que je ne faisais pas partie de ses rêveries, ou, bien au contraire, que ma mère avait perdu toute lucidité. Qu'elle vivait dans une autre dimension, et que je n'étais devenue qu'une vague image qui lui apparaissait comme un rêve dont elle aurait du mal à se souvenir au réveil. Oui, ça devait être ça ; ma mère avait inversé deux mondes complètement opposés ; ses rêves étaient devenue sa vie, et sa vie était devenue un cauchemar qui s'emparait d'elle au petit matin. En tout cas, c'était la conclusion à laquelle j'étais arrivée.

J'ai repensé à cette histoire de meubles, à cette histoire de créancier auxquelles Flynn avait vaguement fait allusion durant notre discussion. Quelque chose clochait. Je m'étais pourtant assurée avant de partir, d'avoir remboursé nos dettes, même celle à laquelle Merle avait fait référence lors notre premier échange téléphonique et qui plus est, m'avait fait péter une durite lorsque ma mère m'avait confirmé son existence. Son existence d'une valeur de 15 000 dollars américains. Le contrat que j'avais signé en présence du manager stipulait que chaque mois, la somme exacte de mes factures serait soustraite à mon cachet final. Cela n'avait donc pas de sens. Cette histoire n'était pas logique. Mais rien n'était logique. Ma vie elle-même n'était pas logique. Elle était un peu comme ces vagues, là, derrière cette vitre, qui succédaient à ces herbes hautes et que je me languissais de regarder avec cette envie de me sentir portée par elles ; tout se passe bien, jusqu'à ce que ces vagues s'écrasent contre les rochers dans un éternel recommencement. J'ai gloussé dans mon coin, et Park m'a jeté un regard à la dérobée. Il devait penser que j'étais cinglée. Ne l'étais-je pas ? Après tout je rigolais d'une métaphore sur ma vie désastreuse, et pourtant je savais qu'il n'y avait rien de drôle, loin de là.

LIGHT HOUSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant