Chapitre 48

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Jack Clark n'avait jamais voulu que je l'appelle « papa ». Il aimait se dire qu'il était encore jeune, malgré une vie de famille déjà bien remplie. Il aimait ma mère, il m'aimait moi, oui, mais il voulait garder cette part d'insouciance qui le caractérisait si bien depuis toujours. Il disait que c'était important, de rester un enfant. Il trouvait que les adultes qui délaissaient leur âme infantile, criaient un bonheur dont ils n'avaient en réalité, jamais eu accès. Au lieu de quoi, ils étaient plongés dans un ennui qu'ils se refusaient d'admettre.

-Tout savoir rend les gens malheureux, Mabel, tu le comprendras plus tard. Je le comprenais aujourd'hui.

Il y a cette chose que l'innocence a, cette surprise avec laquelle elle se marie parfaitement, et le sentiment né de leur union commune. Certaines personnes passent leur vie à courir après des explications, mais ignorent le secret de leur imperceptibilité. Elles sont sauvages, ces vérités. Elles ne peuvent pas être formatées, amadouées, domestiquées. Elles fuient l'humain qui désir les chasser, et ne sont attirées que par une seule chose ; cette insouciance dont me parlait si souvent mon père. C'est beau, de découvrir des réponses à caractère inébranlables, lorsqu'on s'y attend le moins. C'est beau, de vouloir faire renaître ses souvenirs par des comportements. Jack aimait se comporter comme un gamin. Il bouffait des cochonneries à longueur de journée sans penser aux calories qu'il prendrait et il restait éveillé sans se soucier des heures qui défilaient. Je me rappelle de mes moments passés avec lui, assis à même le sol du salon, de bon matin, les yeux collés à l'écran, à s'extasier sans pour autant bouger d'un poil, devant les derniers épisodes de One Piece, alors que je n'avais même pas cinq ans. Il semblait tout aussi émerveillé que moi, à l'époque.

Quand on est petit, on ne connait rien aux méfaits de la guerre. On s'imagine qu'on peut régler des problèmes de cette envergure par une simple partie de Renard qui passe. Jack aimait bien cette époque-là, moi aussi, mais je ne le savais pas encore. Quelle était belle cette insouciance, quelle était belle cette vision idyllique. C'était comme un rêve. Un rêve où le monde était rose, un rêve où le monde était beau.

Après le départ de Jack, ma vie a changé du tout au tout. Madame Bennett, notre vieille et ancienne voisine, s'aimait à dire que le sol s'était dérobé sous nos pieds.

Sacrée Bennett, elle passait son temps à divulguer des informations sur le quartier sans même les avoir vérifiés. Ma mère ne l'aimait pas, c'était une commère de service après tout. Jack disait qu'elle se sentait seule, tout simplement, que c'était un moyen, certes, pas très fairplay, mais un moyen tout de même de diluer cet ennui, et ce vide qu'elle devait ressentir à longueur de journée. Son mari était décédé une dizaine d'année plus tôt. Un brave monsieur. Je me rappelle encore de lui, qui venait sonner à notre porte nous offrir quelques œufs que Lucy, leur poule vedette, avait pondu dans la matinée.

Quoiqu'il en soit, la vieille femme avait beau se tromper sur le compte de ses voisins les trois quarts du temps ou en rajouter des caisses, cette fois ci, elle avait vu juste. Le sol s'était bel et bien dérobé sous nos pieds.

J'ai été bien trop longtemps en colère. Certaines fois injustement, j'en avais conscience. Mais je n'arrivais pas à comprendre comment la terre pouvait continuer de tourner, comment le temps pouvait continuer de défiler, alors que pour ma mère et moi, le cauchemar semblait se répéter inlassablement. Le matin, je décollais mes paupières, persuadée que la journée serait pleine de rebondissements. Je gardais un goût amer de la veille, mais j'étais bien trop assommée pour me souvenir de l'origine de cette mauvaise humeur. Alors je planifiais les heures, les yeux immobilisés sur un plafond érodé. Flynn et moi, on irait au centre commercial, on passerait notre après-midi chez Barnes & Nobles à chercher la perle rare parmi de nombreux vinyles de piètres qualités, finissant par nous résoudre avec désolation à un fait incontestable ; les années 80 avaient décelés autant de merveilleux talents, que d'ordures musicales. On soupirerait, découragés de peu, jusqu'à ce que l'on tombe sur un véritable bijou de la période. Avec enthousiasme, je me disais que je rapporterai mes trouvailles à la maison, et que je les écouterai sur le vieux tourne disque de mon père. Et c'était à ce moment même, lorsque je réalisais qu'il n'entendrait plus jamais les musiques de son époque, que je retournais à la dure réalité de la vie. C'était devenu un cercle vicieux dans lequel je ne parvenais pas à me sortir.

LIGHT HOUSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant