« Vous avez posé un pied plus loin que tout le monde, Marc. Désormais, plus rien ne peut vous arrêter. »
2048
« Ce n'est que le début. »
Elle ressemblait à une sorte de tableau d'art abstrait. Oui, un Kandinsky aurait pu peindre cette forme organique, et la remplir de ces microscopiques tubulures et machineries moléculaires.
L'image était-elle d'origine ? S'agissait-il d'une pure production informatique ? Impossible de le dire, et quelle importance. Cela ne faisait aucune différence. La vie à son stade microscopique était un monde étrange et seuls des humains déjà cinglés pouvaient regarder dans la lentille d'un microscope sans prendre peur.
En fin de compte, songea Peter, nous sommes insignifiants. Voilà ce que des gens comme le professeur Mrozowski comprennent mieux que les autres. Nous sommes des amas de bactéries, un peu plus gros, mais pas grand-chose de plus.
« Ce n'est que le début, répéta Marc en se versant une deuxième tasse de café. Où en êtes-vous avec le dossier...
— Ne vous en faites pas, dit Peter. Nous n'irons pas jusqu'au procès.
— J'ai vu que des manifestants avaient assiégé Lacan Biotech. Nous sommes peut-être les prochains sur la liste.
— Il n'y aura pas de scandale de la bactérie chlorophage, faites-moi confiance. J'ai déjà une équipe qui travaille à plein temps sur ces questions. Les industriels que vous voyez passer à télévision faire leurs excuses publiques et démissionner après de grands procès médiatiques, ce sont ceux qui ont oublié dans quel monde nous vivons. Des gens peu organisés, rien de plus. Nous ne sommes pas dans leur cas. Nous voyons loin.
— Donc, nous avons des groupes d'influence. C'est ça que vous êtes en train de me dire ?
— Vous préférez que je vous mente, Marc ? Je ne suis pas comme ça. Oui, nous avons besoin que des personnes travaillent en permanence à améliorer l'image de notre entreprise. Puisqu'en face, des associations fantasques et des journalistes en quête de scoop s'emploient sans cesse à la dévaloriser. J'ai embauché les meilleurs personnes ; Biodynamics est sauve, plus rien ne peut nous atteindre. »
Marc porta la tasse de café à ses lèvres.
La bactérie chlorophage était leur premier véritable produit. Celui qui avait fait connaître Biodynamics. Elle était capable de dégrader des chaînes carbonées chlorées entrant dans la composition de très nombreux plastiques étouffant les océans – et polluant les terres. Le polychlorure de vinyle, connu sous le nom de PVC, un plastique très répandu au début du 21e siècle, entrait par exemple dans ses proies.
Les gouvernements s'étaient rués sur cette occasion de faire de l'écologie à moindre coût. Par rapport à ce que les agences de santé dépensaient en ingénierie rétrovirale, les biotechnologies de BD étaient scandaleusement bon marché.
Peter se pencha sur le bureau de Marc, et tira à lui le dossier qui y était ouvert, en refermant tranquillement la pochette cartonnée.
« Oui, Marc, ce n'est que le début. Vous avez montré que les produits de Biodynamics était sûrs, et la bactérie remplit dès à présent son office. Nous serons associés à une ère de progrès. Mieux que cela. Nous sommes le progrès qui va assainir cette planète, et changer le visage de l'humanité. Nous sommes son incarnation. »
Quatre morts suspectes, indiquait le dossier. Les cas avaient chacun été résolus séparément, moyennant dédommagement de la part de l'entreprise. Peter doutait qu'ils soient vraiment dus à la bactérie ; il s'agissait de personnes déjà en mauvaise santé et qui avaient manipulé les échantillons de test sans précaution, lorsqu'ils avaient été distribués dans certaines zones polluées pour expérimentation.
Quand bien même. Personne n'était venu faire de procès aux fabricants de cigarettes, pourtant ils avaient tué des millions et des millions de personnes – sans doute plus que les deux guerres mondiales réunies.
« Vous avez entendu la dernière nouvelle ? Lança Marc, sortant de sa rêverie. Les nanorobots sont en chute libre. L'action de VFT a complètement dévissé en fin d'après-midi.
— Est-ce étonnant ?
— On attendait ça depuis longtemps, mais c'est arrivé vite.
— Un bon point pour nous, Marc. Les gens qui abandonnent les nanotech aujourd'hui sont ceux qui investiront dans les biotech demain. Il faudra penser à relancer nos campagnes de marketing.
— McCart pense quand même qu'il peut sauver le domaine.
— John McCart n'a pas compris que le temps des nanotech était passé. Elles n'ont jamais eu d'âge d'or. Il y a eu de grands espoirs, puis tout s'est arrêté. Il aurait dû voir venir la tempête, et s'enfuir tant qu'il en était temps. Il n'y a jamais de mal à quitter un navire qui coule.
Ils échangèrent un regard.
— Et vous, Peter ? Seriez-vous parmi les premiers à nous quitter si quelque chose menaçait Biodynamics ?
Il sourit.
— Je suis enchaîné à ce bateau, Marc. Tel est le vœu de la fondation Mrozowski. Nous changerons le monde ensemble, ou nous périrons ensemble. Mais je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver. Nous sommes les meilleurs.
— Nous ne sommes pas les seuls à construire des bactéries.
— Ce sont des suiveurs. Ils s'essoufflent rapidement. Et ils n'imaginent même pas ce que nous sommes capables de faire.
Il désigna le poster géant de la chlorophage, ce monstre passif étalé sur le mur.
— Vous avez posé un pied plus loin que tout le monde, Marc. Désormais, plus rien ne peut vous arrêter. Ils croient que la chlorophage est notre meilleur atout, et ils se trompent, puisqu'elle n'est qu'une mise en bouche.
Peter sourit de nouveau. Marc travaillait beaucoup, et il était très irritable désormais. Un rien pouvait le perturber. L'avocat jouait toujours d'une très fine psychologie. Il avait déterminé que Marc souffrait d'un léger complexe d'infériorité, mais était insensible aux compliments trop directs ; il fallait se placer dans un entre-deux, l'amener à constater lui-même son génie.
— Je me souviens ; le professeur Mrozowski m'a dit un jour que les hommes avaient le choix ; entre changer le monde et disparaître à jamais. Nous ne sommes pas de ceux qui disparaissent. Voilà pourquoi la fondation nous soutient depuis le début.
Et tant pis si Mrozowski n'avait jamais dit ça. Depuis la tombe où son cadavre avait pourri, dévoré par de petites choses très semblables au fer de lance de leur production biotechnologique, il ne lui en voudrait pas de travestir un peu la réalité, pour s'assurer de la bonne santé psychologique de son étalon.
Ils menaient une course de fond, Marc en tête du peloton. Il fallait qu'il y reste.
— Pensez-vous que quelqu'un veut ma peau ? Demanda brusquement le PDG.
— Certainement, répondit Peter, afin d'exacerber un peu sa paranoïa – cela le rendait plus efficace, plus vif d'esprit.
— Qui en particulier ?
— Pas nos concurrents. Ils perdent déjà trop d'énergie à essayer de nous suivre. Mais les fabricants de nanorobots et leurs lobbies mourants. Je gage que John McCart est notre pire ennemi. Mais il ne lui reste plus que quelques mois avant la banqueroute. Les gens qui le soutiennent encore attendent un moment opportun pour retourner leur veste.
Peter désigna Marc du doigt, inspiré.
— Les prophètes des nanotech on tenu le haut du pavé pendant longtemps, avec leurs promesses de pacotille. Désormais, il va falloir les remplacer par de nouveaux apôtres du progrès technique. Devinez qui est en première ligne. Vous, Marc. Dans un an, je vous le prédis aujourd'hui, vous serez mondialement connu. Vous serez l'entrepreneur-clé de 2049. Les chefs d'État baiseront vos pieds et les journalistes vous encenseront. Les investisseurs chanteront vos louanges, et les actionnaires se battront entre eux.
— Alors, nous aurons gagné.
— Oh, nous n'aurons fait que la première étape. Restera de changer le monde. Croyez-moi, c'est là que les choses vont devenir intéressantes... »
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L'ère des esclaves
Science Fiction-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...