1. Nazar

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« Et le vampire reprit une gorgée de son sang. »

2040


« Kirdan ? C'est à vous.

— C'est Nazar, mon prénom », grommela-t-il en passant devant la secrétaire.

À l'instar d'un couloir d'hôpital, la salle d'attente oscillait entre une simplicité perceptible, une odeur forte de désinfectant, et des allures fantasmagoriques d'antichambre de la mort. Nazar y attendait depuis trente minutes, entouré d'une dizaine de gens, pour la plupart relativement jeunes.

La première fois, il s'imaginait une horde d'éclopés, de vieillards et de pauvres bougres. Mais il aurait dû s'attendre à ce que les donneurs lui ressemblent. S'il se voyait lui-même comme quelqu'un de normal, il n'y avait pas de raison à ce qu'il soit le seul, entouré de toxicomanes en manque. Au contraire, maintenant, il savait qu'il représentait la norme, même ici. Simplement un étudiant en manque d'argent ; une famille lointaine, et des taxes de séjour toujours plus chères à payer pour un pays qui désapprouvait sa présence.

« Je vois que vous êtes déjà venu ici », dit la femme en l'accompagnant.

Elle avait un aspect et une voix robotiques. À une époque où les machines devaient sans cesse tendre vers un idéal d'humanité, les humains pouvaient se permettre de le ranger au placard. Après avoir délégué toute véritable conversation aux caractères numériques circulant de par le globe, se débarrasser enfin de l'inconstance des sentiments et du poids de l'empathie était le nouvel horizon.

Depuis quelques années, Nazar savait qu'il méprisait l'humanité.

Ce n'était pas de la détestation, car l'humain n'aurait rien fait pour la mériter. La vérité était qu'il n'avait rien fait du tout. Le bon citoyen se faisait contempteur d'un système auquel il appartenait et n'avait de cesse de refaire un monde qui ne changerait jamais. La plus inconsistante des dictatures, celle de la paresse, régnait sur le monde.

Avouons-le, le monde nous convient très bien comme il est.

Lui-même participait à cette hypocrisie ; en conséquence, il se méprisait.

« Vous avez déjà rempli le questionnaire, dit la secrétaire robotique. Pas de remarque supplémentaire depuis – elle vérifia sur sa tablette – le mois dernier ?

— Non », dit-il, la voix sèche.

Dix donneurs étaient déjà alignés dans la salle, à demi allongés, aiguille plantée dans le bras. Les poches transparentes se remplissaient mollement. Un médecin pâteusement écroulé sur une chaise supervisait l'opération, agitant de temps à autre un bras pour chasser un moustique imaginaire.

Le vampire avait mille visages. Les faces robotiques fraîches et maquillées, les mines pâles des donneurs, les sourires réjouis des directeurs.

Le sang artificiel coûtait si cher.

Nazar fut allongé à son tour et présenta son bras découvert. Le médecin glissa jusqu'à lui, comme un fantôme suggéré par le lieu, surgi des murs blafards qui sentaient le formol et le soufre.

« os yeux ? demanda-t-il, s'épargnant de faire des phrases complètes à l'encontre de ces êtres moins qu'humains qui erraient dans les couloirs du centre. Maladie ?

— Génétique, répondit Nazar.

La machine se mit en route et le tube de plastique se colora de rouge. Le médecin en profita pour vérifier les documents.

— B positif, aucune maladie. Vous êtes déjà venu le mois dernier. Et le précédent, à ce que je vois. Au bout du troisième don, nous devons vous remettre une brochure informant des risques.

Il lui tendit un papier glacé sans regarder, qui glissa sur le côté et s'abîma sur le sol. Nazar le fixait, avec un air qui pouvait passer pour de l'incrédulité, mais qui n'était que mépris.

— Merci de votre participation, dit le docteur. Lorsque ce sera terminé, n'hésitez pas à emporter quelque chose en partant.

Il compta quelques billets et les glissa dans la main valide de Nazar.

— Cent cinquante ?

— On a beaucoup de B+ en ce moment. Le prix a baissé. »

Aucune autre explication n'était nécessaire. Nazar essaya de se détendre tandis qu'un litre de sa vie s'écoulait par sa veine.

Un mois plus tôt, Talya Matyev avait poussé la porte d'un tel centre. Ils n'avaient pas pu la ranimer. L'université n'avait été avertie de sa mort qu'une semaine plus tard ; Nazar l'avait appris par simple communiqué. Son corps ne pouvant pas être rapatrié dans son pays d'origine, à cause des restrictions de transport, elle avait été incinérée à cent mètres à peine du lieu où on lui avait pris son sang pour la dernière fois.

Ce n'était pas une « affaire », elle ne détonerait pas dans le bruit de fond permanent du monde. Responsable, l'industrie du médicament ? Elle ne faisait pas de profits mirobolants. Parfaitement légaux, même depuis la fin du XXe siècle, les achats de sang et transferts de cette matière première à travers le monde permettaient au contraire de soigner cent fois moins cher qu'avec la panacée artificielle.

Responsable, le centre dans lequel il était revenu lui-même, un mois plus tard, pour renouveler son pacte maudit avec le vampire ? Tout se déroulait dans les règles. C'était de la responsabilité des donneurs de s'assurer qu'ils avaient une santé et une forme physique suffisante.

Lorsque Nazar avait demandé à récupérer les cendres, elles avaient déjà été perdues de vue, mélangées avec les autres déchets brûlés de la clinique, partis dans de nébuleuses circonvolutions, en direction d'un enfouissement sauvage ou d'une dispersion dans l'océan.

Un auxiliaire plus jeune, drapé d'un blanc agressif, distribuait de nouveaux tracts. Il était question de nouveaux types de dons, auxquels ils pouvaient désormais songer – et dont les gratifications se faisaient nettement plus avantageuses. Reins, moelle osseuse, foie, d'autres encore plus exotiques. On leur recommandait aussi de penser aux cellules-souches embryonnaires. Une véritable manne.

Pauvre monde dont il faisait irrémédiablement partie.

Peut-être que Talya avait tenté de donner un rein et que l'anesthésie l'avait plongée dans le coma. Peut-être, tout simplement, qu'elle était trop faible, malade. Et puis peut-être que le personnel du centre, s'assurant d'une vague signature dans une clause obscure en marge d'un contrat abscons, avait envoyé le corps encore frais sur le billard, et récupéré tout ce qu'il y avait à prendre. Une donneuse qu'ils n'auraient pas besoin de payer.

Nazar avait vécu d'étranges journées depuis un mois. Il avait cru que le monde s'obscurcirait et qu'il sombrerait dans la folie. Mais bien au contraire, ses idées étaient restées claires, et si son esprit demeurait vif, son empathie s'était alourdie, puis vidée comme une poche infectieuse qui éclate. De Talya Matyev, ne resterait qu'une lointaine ascendance sans nouvelles, et quelques photographies sur une page web qui serait bientôt désertée comme un cimetière.

Pauvre monde dans lequel ni la vie, ni la mort, ne pouvaient plus avoir de sens.

L'aération bourdonna, le médecin chassa un insecte de son visage, et le vampire reprit une gorgée de son sang.


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Miom, miom (ou comment détruire tout seul sa phrase de fin de chapitre).

Bienvenue en 2040 les nenfants ! Au cas où vous connaissiez la version précédente, oui, Arthur Cramer se nomme désormais Nazar Kirdan (parce que le nom d'Arthur Cramer était en train de devenir une sorte de générique pas cher pour l'informaticien de génie, Nazar Kirdan sera un personnage à part entière, lui !)

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant