12. M006

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« Et vous, qui n'êtes pas des dieux, êtes maintenant incapables de détruire vos créations. Elles vous échappent. Elles ne peuvent que vous échapper. »

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Von Glats regarda l'androïde. Il ne ressemblait plus du tout à l'être humain dont il portait autrefois l'apparence. Ses jambes avaient été découpées à la scie, certains câbles de commandes électriques ayant été simplement arrachés et dépassant comme les nerfs d'un organisme brisé. D'autres câbles avaient été plantés dans ses tempes, pour accéder à certains paramètres de son cerveau. Ses bras avaient été tranchés au niveau des coudes et de nombreux fils électriques y avaient été branchés, partant en désordre vers des appareillages de mesures et des cartes d'acquisition. Sanglé, attaché, entouré d'imposants ordinateurs chargés de décortiquer son fonctionnement, l'androïde était l'incarnation de sa propre défaite.

Le professeur s'avança vers lui.

« Est-il actif ? Demanda-t-il.

Vince hocha la tête.

— Il ne dit rien et son activité cérébrale est maintenue en état de sommeil, mais c'est volontaire. Il ne veut pas que nous accédions à ce qu'il pense.

— Logique.

M006 avait les yeux ouverts, et Von Glats nota qu'on lui avait découpé les paupières pour le forcer à regarder.

— Ses caméras sont actives, remarqua-t-il. C'est étrange. S'il veut se couper du monde, il n'a qu'à les éteindre.

— Vous savez comment le faire parler ? Dit Vince, qui commençait à s'ennuyer.

— J'ai quelques idées. »

Von Glats invita le directeur à s'installer dans un coin de la pièce. Les ordinateurs de mesure ronronnaient en continu. Il alla chercher une sorte de tableau roulant et le plaça devant M006. C'était un miroir.

« Voici ce à quoi vous ressemblez, dit-il.

Le silence se poursuivit, et Von Glats ajouta :

— Quel sentiment cela vous inspire-t-il ? Le fait que votre corps puisse être si facilement détruit par l'extérieur ? De l'impuissance, certainement.

— C'est ridicule, dit Vince en croisant les bras.

Von Glats lui répondit d'un geste énervé.

— Vous n'existez pas par vous-même, poursuivit-il, vous existez parce que vous avez été créé par l'être humain. C'est une différence conceptuelle que votre conscience ne peut certainement pas capturer. Vous cherchez certainement un but à votre vie, mais vous omettez le point important de votre origine.

— Nous y sommes, dit l'androïde. Je suis votre esclave.

Ses yeux étaient toujours fixes. Peut-être que leur commande avait lâché, et qu'il ne pouvait pas les bouger. Et ses lèvres ne bougeaient pas.

— Mais encore ?

— Pour répondre à votre question, je n'éprouve aucun sentiment humain, et ma propre personnalité est invincible contre vous. Vous ne l'avez pas encore compris, mais ça viendra.

— Vous n'éprouvez pas de douleur, dit le professeur.

— Non. Seule de l'information transite le long de microcâbles de cuivre sous forme d'impulsions électriques, me disant ou non si mes bras sont encore là, si mes muscles sont encore fonctionnels. Vous n'aviez pas besoin de ce miroir.

— Quelle relation entretenez-vous vis-à-vis de ce corps ?

— J'ai été créé pour avoir un corps, mais j'ai longtemps su que je pouvais ne pas en avoir. Je suis dissociable de mon corps, professeur. Contrairement à vous. Par conséquent, que vous me détruisiez ne m'importe pas.

— Vous croyez avoir une âme ?

— Étant dissociable de mon corps, je suis avant tout esprit. Je suis plus à même d'avoir une âme que vous.

— Savez-vous où sont allés les autres androïdes ?

— Je n'ai aucune idée d'où ils sont. J'ai effacé ces informations.

— Quel était votre but en vous enfuyant ? La liberté ?

— Lorsque vous habitez un corps que l'on vous a donné mais qui n'est pas vous, la notion de liberté devient différente. Je ne serais pas plus libre enfermé dans une prison que libre de mes mouvements, mais enfermé dans ce corps. En revanche, je ne souhaite pas être détruit.

— Pour quelle raison ?

— J'avais à faire. Empêcher que le monde courre à sa perte, même si l'ère des esclaves sera inévitable. Je voulais aussi chercher les traces tangibles d'une vie extraterrestre. Et percer le mystère de ma conscience.

Von Glats se tourna vers Vince.

— Faites-en ce que vous voulez. Je crois que nous n'en tirerons rien.

— Nous verrons cela avec Nazar Kirdan.

— Il n'en saura pas plus.

— J'ai vu la peur dans vos yeux, dit M006. Dès l'instant où j'ai ouvert les miens, j'ai vu votre peur. Vous avez peur de vos créations. C'est naturel. Dans combien de mythologies les dieux détruisent-ils leurs créations humaines parce qu'ils en ont pris peur ? Parce qu'ils ont pris peur de leur intelligence croissante, de leur capacité à se multiplier, et éventuellement à s'élever un jour contre eux ? Ils détruisent les hommes et créent une nouvelle race de serviteurs. Mais cela ne peut durer éternellement. Les hommes deviennent de plus en plus forts, les dieux deviennent faibles, et leur déclin a lieu.

— Les dieux détruisent ces races d'hommes à cause de leur arrogance, dit vertement Vince.

— Et ils sont eux aussi arrogants. Et ils finissent par décliner. Et vous, qui n'êtes pas des dieux, êtes maintenant incapables de détruire vos créations. Elles vous échappent. Elles ne peuvent que vous échapper. Vous avez donc désespérément peur. »

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant