49. Carlsson

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« On ne peut transcender la mort en se dupliquant, elle rattrape aussitôt cette progéniture contre-nature. »

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L'agent Carlsson se réveilla en sueur, une vive douleur plantée entre ses côtes comme un poignard.

Il se traîna jusqu'à sa salle de bains et trouva un cachet.

On l'avait déjà tellement bourré de rétrovirus et de biocapsules médicamenteuses qu'il n'y avait plus droit. Trop de biochimie secouait l'équilibre de l'organisme. On lui laissait le droit de dévaliser les rayons des analgésiques pour petits vieux dans les supermarchés, mais aucun hôpital ne voulait plus réparer ses cellules.

Ce n'était pas faute d'avoir essayé. Mais les télomères sont facétieux. Malgré les enzymes adéquates, il y a des cas où ils refusent de se régénérer. Les traitements rétroviraux ne fonctionnent que dans 80 % des cas. Dans les 20 % restants, on ne peut pas donner des années supplémentaires aux clones, on se contente de les garder en vie le plus longtemps possible.

Mon corps me lâche, se dit Carlsson en regardant ses cernes dans le miroir.

Demain il mettrait de la pommade et continuerait sa comédie. Il jouerait encore au bien portant alors que tous le savaient malade depuis six mois – les résultats des visites médicales annuelles ne sont pas publics, mais tout le monde se connaît.

Il eut envie de taper violemment du poing, mais cela n'arrangerait pas les choses. Entre sa main et la porcelaine, on savait qui tomberait en morceaux le premier.

Le vieux Carlsson s'était fait cloner à soixante ans. Cela voulait dire que le jeune en avait plus de quatre-vingt dix. À espérer que les cloneurs aient procédé à un rajeunissement de la cellule-œuf, peut-être dix années de moins. Mais la malédiction héritée par son père le poursuivait – on ne peut transcender la mort en se dupliquant, elle rattrape aussitôt cette progéniture contre-nature.

Vie de merde.

D'abord, il détestait son visage, depuis qu'il avait appris que ce n'était pas le sien.

Une opération de chirurgie l'aurait soulagé de cette impression désagréable d'être quelqu'un d'autre – ils étaient nombreux dans son groupe de parole à le faire – mais elle ne lui aurait pas changé ses organes, de même que les réunions des clones anonymes n'allaient pas le rajeunir.

Il avait déjà un cœur artificiel et un poumon transplanté, et si l'assurance payée par le BIS continuait de cracher l'argent, on lui en ferait sans doute pousser d'autres – mais à partir de cellules de son corps, donc toujours sur la même base pourrissante.

Les possibilités étaient infinies. Si le vieux Carlsson avait fait congeler d'autres cellules, il pourrait s'acheter des années de plus en injectant ce matériel à la place du sien. Des stocks immenses, non répertoriés, dormaient dans les banques de génomes.

Et s'il était prêt à débourser un million d'eurodollars, il pourrait se faire réécrire son propre génome par Biodynamics, et pourquoi pas s'acheter un nouveau corps – on promettait le transfert de conscience pour dans vingt ans et de nombreuses personnalités avaient déjà pris leur ticket pour la vie éternelle.


***


Carlsson donna un grand coup de pied dans la porte, détachant une plaque de rouille, mais elle tint bon malgré sa vétusté. Alors il colla une petite charge à un mètre du sol, au niveau de la serrure, et fit signe à ses hommes d'aller se planquer derrière le mur.

Une compensation active bruissa dans leurs implants auriculaires. Un seul coup étouffé arracha la porte de ses gonds, ouvrant le deuxième sous-sol de l'entrepôt.

De l'eau ruisselait de conduites vétustes courant sur le plafond, détrempant des tas de laine de roche et de moquette entassée par montagnes de deux cent kilos. Une marchandise abandonnée dont la couleur avait fondu, repeignant le béton de grandes taches rouges. Des réactions chimiques lentes et suspectes avaient formé une palette d'autres couleurs, allant du bleu turquoise au mauve.

Des néons accrochés au plafond, certains ne tenant plus que par un fil, dispersaient encore de la lumière.

Au premier étage, ils avaient trouvé le matériel des expériences. Ici les cages alignées des sujets. Ils étaient abandonnés là depuis des jours. Des visages éteints, émaciés, derrière les barreaux. Leur respiration sifflante troublait le silence comme un caillou jeté sur la surface d'un étang. Ils ne devaient leur survie qu'aux flaques d'eau qui coulaient jusque dans leurs cages.

Carlsson sentit un frisson désagréable remonter sur son échine. Il en avait vu d'autres, mais rarement autant de souffrance en un seul endroit.

« Qu'est-ce qu'on fait ? »

Il espérait en descendant l'escalier que les autonomes de ce laboratoire clandestin n'auraient pas été abandonnés comme ça. Qu'ils seraient déjà morts, pas agonisants. Des bâtards, produits dans l'humidité et la pénombre d'un petit laboratoire, le génome volé à Biodynamics sur des autonomes « de souche », puis intégré à une cellule humaine ; des autonomes nés prématurément de mères porteuses qui gagnaient mille eurodollars par gestation et ne risquaient encore aucune poursuite, car la traite des autonomes n'était réprimée qu'en vertu des droits de Biodynamics sur leur génome breveté.

Ces autonomes fragiles, osseux, mal nourris, qui grandissaient dans des cages, croupissaient dans la pénombre avant d'être vendus dix fois moins cher que les « vrais » pour servir de main-d'œuvre dans des mines de terres rares en Amérique du Sud.

Le démantèlement de ces trafics et de ces laboratoires clandestins était du ressort du BIS. Mais ce dernier déplorait le manque d'arsenal législatif à sa disposition, faute d'une résolution mondiale sur le commerce des autonomes, encore régulé par les mêmes lois que celui des micro-ondes.

« De toute façon, ils vont être euthanasiés. BD protège ses brevets.

— Le QG propose de les tuer tout de suite pour nous épargner de la paperasse.

— Sans moi, grogna Carlsson.

— Ils souffriront moins avec une balle à hypervélocité entre les deux yeux, tout de suite, que si on les emmène à l'extérieur, que les gars de BD en profitent pour les étudier comme ils le font avec tous les autres autonomes bâtards, pour voir comment ils ont grandi, avant de leur faire une injection et de disséquer leur cerveau.

— C'est vrai que leur cerveau sera en moins bon état si une balle hyper-V y passe.

— C'est sécurisé, autour ? dit Carlsson.

— Tout est RAS. Je dirais qu'il y a six autonomes encore en vie.

— OK, QG, dit le second comme s'il parlait tout seul. On s'en occupe. »

Carlsson ne les attendit pas pour sortir en fulminant. Il ne voulait même pas entendre les chocs sourds que faisaient les canons amortisseurs de bruit.

Lui et ces monstres partageaient le même sang ; produits d'un monde dans lequel la vie, manipulée de tous côtés, avait au final si peu de valeur.


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Moi aussi j'aime bien Carlsson.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant