« Qu'avez-vous fait, Marc Gérald ? »
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Les sédatifs firent leur effet. Marc s'envolait, déchirant une série de mirages.
Il s'élevait encore, mais sa course d'Icare rencontra un obstacle qu'il fallait franchir pour accéder à la connaissance, au paradis – ou à l'enfer.
Un mastodonte évoluait dans les ombres mouvantes d'un bassin. Au-devant, le professeur Mrozowski avait quitté son fauteuil roulant, assis désormais sur le trône du juge de tous les humains. Transposés à cette échelle, sa peau parcheminée et ses membres squelettiques ajoutaient à son aura de seigneur.
« Qu'avez-vous fait, Marc Gérald ? »
Une toile enserrait ses ailes, le clouant au sol, agenouillé face à ce roi du passé. La voix devint plus forte, frappant comme un coup de tonnerre, écrasant le misérable insecte qu'il se sentait devenu. L'homme le plus puissant du monde serait jugé comme un homme.
« Que sont vos réalisations ? Comment avez-vous changé le monde ?
— Je... je ne sais pas. Je n'ai pas vu. J'étais aveugle.
— Nous avons changé le monde ! » proclama une voix féroce.
Peter Smet, redevenu jeune, apparut derrière Marc. Il portait une tenue d'avocat, prêt à renvoyer Mrozowski dans les limbes en retournant vers lui sa culpabilité.
Tous deux étaient morts ; Marc le savait, au fond de lui, mais leur présence avait un sens.
« Oui, professeur, tous vos échecs, nous les avons transformé en réussites ! Nous avons éradiqué la pauvreté et la guerre !
— C'est ce que vous dites, Smet. Mais regardez donc ! »
Mrozowski écrasa sur eux un globe terrestre, les contraignant à voir avec les yeux d'un dieu. De partout, le pêché et la luxure régnaient sur Terre, encourageant au crime ; et seul le Bureau International de Surveillance, institué par le professeur, protégeait le monde du chaos.
« Vous mentez, professeur. Vous savez que le monde est mieux désormais qu'avant. Les humains vivent mieux.
— Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil. Leur race est celle du puceron qui rapetisse tout. Ils croient qu'ils possèdent le monde. Fumistes ! Ce bonheur que vous leur avez donné est artificiel.
— L'humain a progressé, poursuivit Peter. Oui, nous avons fait le monde comme il devait être. C'était son seul chemin.
— Assez ! »
La souffrance des autonomes les frappa en plein visage. Sept cent millions d'esclaves vivaient sur Terre. Biodynamics avait calculé qu'à deux milliards, plus aucun humain n'aurait à travailler sur cette planète. Deux milliards était le nombre symbolique du paradis, paré d'une aura céleste.
« Vous avez retiré le sens à certains humains, et donné la souffrance aux autonomes. Votre œuvre est celle d'un démon. Oui ! Vous êtes le mal, et je vous maudis !
— Notre œuvre est la vôtre, vieux cinglé ! blasphéma Peter. Vous êtes mort et oublié ; Biodynamics est le poumon de la Terre.
— Poumon ? Maladie ! »
Mrozowski reprit le globe dans sa main et découvrit un monstre tentaculaire, un enchevêtrement de racines coriaces qui courait sur tous les continents, plongeant jusque dans le cœur des humains pour assouvir sa soif, dévorant les uns pour toute pitance. Biodynamics était ce monstre, héraut des légions du pandémonium. Ils avaient appelé une puissance facile et immense, elle leur était venue. Leur vanité avait fermé leurs yeux face aux signes annonciateurs ; le démon avait tissé autour d'eux des rideaux d'illusions et s'était joué de leur naïveté.
« C'est impossible ! expectora Peter. Vous mentez !
— Vous, Peter Smet, je vous condamne ! »
Mrozowski, armé de la lance de Zeus, tira un trait de feu vers Peter, qui brûla d'abord ses yeux incapables de voir. Puis l'homme lui-même disparut dans un insoutenable brasier, promis à la damnation éternelle.
« À votre avis, est-ce qu'il nous entend encore ?
Noël Douglas circulait entre des infirmiers à la peau de silicone, figés dans une expression neutre.
— Qu'il se dépêche, j'ai déjà préparé mon discours. Vous ne pouvez pas l'accélérer un peu ?
— Il est sous sédatifs. On ne peut rien faire d'autre.
— Les hommes, aujourd'hui, passent trop de temps à mourir... »
Katia surgit là où Peter venait de disparaître, incinéré par l'ire jupitérienne.
« C'est toi, dit Marc.
— Tu te souviens encore de moi.
— Tu es la première. »
Il pleura ; la marée de larmes écarta le trône de Mrozowski, devenant un océan. La tempête secouait son frêle esquif, coquille de bois à la voile déchirée, sans rames et sans gouvernail. Marc tenta de s'accrocher au bois, mais des insectes l'avaient vermoulu et ils en surgirent aussitôt pour mordre ses doigts.
« Quoi qu'il arrive, il ne restera qu'une seule question. »
Un souffle balaya les nuages d'orage, le bateau devint îlot de glace. Un homme marchait sur l'eau dans sa direction.
« Venez, dit-il.
C'était une approximation d'homme. Deux yeux noirs perçaient sa peau bleu océan, tendue comme un voile sur son corps longiligne.
— Où allons-nous ?
— Il n'y a qu'une seule direction. Vers le futur, Marc Gérald. Celui que vous avez appelé de vos vœux.
— Nous avons été les conjurateurs d'un cauchemar.
— Vous avez changé certaines choses et le monde s'est déplacé vers de nouveaux états.
— Le futur... savez-vous ce qu'il va advenir des okranes ?
— Les facteurs chaotiques sont imprédictibles, or l'histoire de la Terre est encore chaotique. Certains disent que c'est cela qui lui donne son sens. D'autres disent le contraire.
— Peter Smet...
— Peter avait tort. Il a cru qu'il pouvait forcer le monde à coller à son rêve ; or ce n'était qu'un rêve. Le monde n'a pas suivi. Peter s'est ensuite enfermé dans la vanité, pour résister au retour de flamme. Il est mort seul et incompris.
— Et moi ? Suis-je déjà mort ? »
Le sable grisâtre coula sous ses pieds, parsemé de cristaux violacés. L'eau était loin derrière eux à présent. Mais un astre surgit dans le ciel, appelant à lui la marée comme un dieu commandant aux légions des océans ; et le roulement de milliers de chevaux lancés au galop retentit dans la plaine vide.
« Je n'ai aucune idée de ce qui vous attend, Marc Gérald. La dissipation de l'esprit est un mystère insoluble, car fondé sur une indiscernabilité. Ce qui permet de croire.
— Seront-ils libres ? Est-ce la fin de l'Ère des esclaves ?
— Voyez-vous cette eau qui s'apprête à nous submerger ?
— Je l'aperçois. »
Sous la lumière de l'étoile, les flots tumultueux clignotaient comme les milliers de lampes d'une armée en marche nocturne.
« Cette ère s'achève bientôt, Marc. De nouveaux symboles sont en train de naître. »
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L'ère des esclaves
Science Fiction-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...