73. Kzran

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« Je vous ai dégotté une ferme tenue par des sympathisants. »

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Lysen se sentit secoué. Il crut qu'un des humains avinés était monté à l'étage pour les prévenir de quelque chose, mais fit face à un autonome.

« Comment va-t-elle ?

Cheveux bruns courts, uniforme passe-partout qu'on pouvait aisément prendre pour celui d'un domestique ou d'un ouvrier municipal.

— Qui...

— Kzran. Le réseau Aleph m'a envoyé ici pour corriger la situation.

Aléane se réveilla à son tour. Au niveau de sa blessure, une fine pellicule de nanomachines s'était déjà détachée, comme une peau morte. Elles ne dureraient que quelques jours.

— Le BIS n'a pas quitté le quartier, expliqua Kzran. Ils ne s'attendaient pas à découvrir le corps d'un androïde dans les restes de l'incendie, alors ils ont étendu le périmètre de recherche. Aléane, est-ce que tu peux marcher ?

— Je peux essayer.

— Ça veut dire non. On va te porter. Lysen, c'est bien ça ? J'ai une voiture garée en bas, avec assez d'emvec pour rejoindre notre prochaine planque. Le réseau me fournit une bonne cartographie des barrages aux abords du quartier. On devrait arriver à passer au milieu. »

Aléane grimaça quand Kzran la prit dans ses bras. Il avait l'air plus jeune qu'eux deux. Un membre secret de l'Exadiel, comme des milliers dans le monde.

« Une fois sortis, on change de voiture. Albert Denrey avait d'autres contacts pour nous permettre de changer de véhicule. Un groupe de l'ALA, c'est mieux que rien ; ils ont l'avantage de pouvoir vous cacher plus facilement que le réseau. »

***

Kzran gara la voiture devant une petite épicerie. Le vendeur, un autonome, les regarda passer avec un air entendu. Ils traversèrent les rayons, puis l'arrière-boutique, où étaient entassées des caisses de vin que le propriétaire des lieux ré-embouteillait pour arrondir ses fins de mois.

Drones, satellites, TAL, les yeux du BIS voyaient tout, comme ceux des dieux célestes. Un parcours erratique ne suffisait pas toujours à passer entre les mailles du filet, car les puissants algorithmes d'intelligence artificielle à réseaux de neurones repéraient facilement les trajectoires étranges ou les comportements anormaux. Il fallait donc faire ce à quoi les yeux s'attendaient, pour ne pas éveiller leurs soupçons, pour ne pas faire l'objet de signalement.

De temps à autre, le réseau Aleph intervenait aussi pour corriger la vision des yeux, mais il prenait le risque de laisser une trace informatique derrière lui. Les humains auraient tôt fait de se poser des questions.

Un homme à lunettes fumait négligemment à côté d'une voiture utilitaire au capot autrefois défoncé, ressoudé artisanalement.

« Denis, se présenta-t-il.

— Kzran, Lysen, Aléane.

Ils montèrent à l'arrière du véhicule et installèrent Aléane. Kzran laissa à Lysen une trousse de soins supplémentaire avec des anti-hémorragiques et des antidouleurs, si nécessaire.

— Je dois y aller, dit-il. Je travaille ici. Le réseau nous remettra en contact.

Il joignit les mains.

— Bonne chance. »

Aucune voiture n'allait plus vite qu'un drone. Si le BIS s'apercevait de leur présence, ils étaient fichus.

« Bienvenue dans mon carrosse, dit Denis. À ma droite, mon ex, Loïs, à ma gauche notre chauffeur, Anthony.

— ALA un jour, ALA toujours.

— Jamais entendu parler », dit Lysen.

Anthony démarra. La voiture crachotait comme un cheval asthmatique, pressée de rendre à la biosphère le dioxyde de carbone emmagasiné dans son carburant. Dans l'arrière, à côté des deux autonomes, Denis avait installé les bidons d'emvec fournis par Kzran pour le voyage. Avec un aussi vieux moteur, ils ne seraient pas de trop.

« C'est normal, dit Denis, le gouvernement ne fait pas notre pub. »

Loïs, tatouages sur les épaules à la gloire de l'anarchie et cheveux teints en rouge, lança sur l'autoradio une musique de Salazar Keynes, chanson d'amour hurlante vouée à l'oxymore entre la forme et le fond.

« Je ne sais pas dans quelle mouise vous vous êtes fourrés, dit-elle, mais les cafards sont plutôt nombreux par ici.

L'incompréhension dans les yeux de Lysen lui fit hausser les épaules.

— Les machins. Les hommes en noir. Le bureau, quoi. Vous les avez sérieusement mis en pétard.

— Vous venez de faire connaissance avec la cellule de l'armée de libération des autonomes la plus efficace, dit Denis en se grattant le nombril qui émergeait de son t-shirt trop serré.

— Destination, le local de d'habitude ? dit Loïs.

— Non, fallait changer, je vous ai dégotté une ferme tenue par des sympathisants.

— C'est pas celle de ton oncle ?

— Secret professionnel.

Denis se massa les tempes, retira ses lunettes et en examina la transparence, puis il piqua du nez.

— J'avais quand même un peu d'espoir, dit Loïs. Ça a dû passer, mais l'ALA avait fait pas mal d'actions ces dix dernières années. Je dois dire que nous trois, on y est pas pour grand-chose étant donné que j'étais occupée à militer contre la vie artificielle en général et que ces deux ploucs étaient dans un groupe anarchiste sénile.

Elle ajouta en urgence :

— C'est pas contre vous, hein, mais contre Biodynamics.

— Et après ?

— Boah, on s'est rencontrés à une manif anticapitaliste... on s'est fait enfermer ensemble... on s'est fait relâcher en même temps.

— Moi d'abord, dit Anthony de son volant, parce que j'avais mordu personne.

— La ferme, conduis, toi. Après on est rentrés dans l'ALA.

— L'ALA préfère oublier qu'on en fait partie. Elle est déjà finie de toute façon.

— La ferme, Anthony !

— À l'époque des grands jours on mettait des labos à sac, on relâchait des autonomes, on publiait des tracts, des blogs. Les plus motivés s'attaquaient à des gros proprios, des entreprises. Mais on a vite compris que BD dirigeait tout. Les flics étaient à leur botte depuis longtemps, les politiques pareil, sans parler de la « brigade des imbéciles subordonnés ».

— Okranes, dit Aléane.

— Hein ?

— Nous ne sommes pas des autonomes. Plus maintenant. Nous sommes des okranes. »


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Des personnages ! Toujours plus de personnages !

Les revoir passer me donne envie de faire tout un tas de caméos dans le tome prochain. Affaire à suivre...

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant