« L'inconvenance de poser des questions dont on n'est pas prêt d'accepter la réponse. »
2101
« Entre. »
Une autonome accompagnait Peter, figure mutique apprêtée et peignée avec soin, comme une statue de cire figée. Marc se souvenait désormais que son avocat et numéro deux de Biodynamics n'avait jamais voyagé sans une ou des domestiques. L'aura douteuse et malsaine qui tournait autour de ces duos lui revint d'un coup, comme un souvenir trop longtemps refoulé, la force des tabous qui avaient entouré Biodynamics depuis sa fondation.
« J'ai vu ton trajet, dit Peter tandis que le président s'asseyait. Tu as fait le tour du propriétaire, n'est-ce pas ?
— J'ai découvert des réponses à certaines questions que je n'aurais jamais dû poser.
Peter lui sourit. Quel age avait-il ? Quatre-vingt ans ? Les techniques chirurgicales et rétrovirales avaient pourtant bien préservé son visage. Il en paraissait cinquante.
— Ne me fais pas croire que tu ne le savais pas déjà.
— Je ne le savais pas.
— C'est vraiment ça, alors. Je suis forcé de te croire. Est-ce curieux ? Peut-être pas. Après tout, des sociétés entières, des empires entiers ont été et sont fondés là-dessus. L'inconvenance de poser des questions dont on n'est pas prêt d'accepter la réponse. Ce cerveau humain est remarquable ; il déteste toute forme d'inconfort. L'inconfort intellectuel de se savoir minuscule et misérable face aux immensités du monde et de l'espace, auquel nous devons tous les dieux. L'inconfort de se savoir mortel et soumis au hasard, auquel nous devons l'astrologie et le paradis. L'inconfort de savoir que la volonté des individus ne peut influencer le monde, auquel nous devons la démocratie. Et cette Terre, ce monde tourne encore, repus de s'affirmer libre, satisfait que l'on puisse dire et faire ce que l'on veut, sans aucune limite, sans aucun frein, alors que nous avons construit toute la société de 2100 sur des tabous, si bien incrustés dans l'âme humaine que personne n'oserait croire qu'il y ait lieu de poser des questions.
— Je suis allé...
— Je sais. Je t'ai suivi.
— Je suis allé à Dakar, pour commencer.
— Je sais que tu te poses une question, Marc, mais elle te semble si incongrue que tu ne la prononces même pas. Les autonomes ont-iels des enfants ? Pour les enfants, la réponse est non. Sinon nous le saurions déjà. Pour le reste, nous sommes dans le flou. Ce sont des enfants, d'une certaine manière.
— Ce n'est pas le plus grave.
— Quoi ? Tu as vu un centre de reconditionnement, c'est vrai. Qu'attendais-tu vraiment ?
— Je n'y croyais pas.
— La plupart des travailleurs de ces centres sont iels-mêmes des autonomes en fin de parcours. Ça ne boucle pas suffisamment la boucle, pour toi ?
— Combien de temps vit une autonome ?
Peter sourit de nouveau.
— Personne ne le sait ! s'exclama-t-il. Personne ne l'a jamais su. Nous avons mené des expériences, nous ne sommes pas certains. La question est plutôt : combien de temps une autonome peut-iel rester sur le marché ? La réponse est vingt ans. Au-delà, trop vieux selon les standards, trop fatigué, plus personne n'en veut. Que veux-tu ? Ils ne sont pas là pour faire de vieux os. »
Des autonomes entraient dans le centre de reconditionnement ; une liste de matricules retirés du marché en sortait, ainsi que des cuves de farines animales protéinées, prêtes pour être ajoutées dans l'AF ou valorisées d'une quelconque manière.
Les autonomes âgés n'existaient pas.
« C'est criminel, dit Marc.
— C'est parfaitement légal.
— C'est immoral.
— Qui est responsable ? Selon la loi, toi, car tu es PDG.
— Je n'étais pas au courant.
— Car tu avais choisi de ne pas l'être. Mais tu avais bien accès à ces laboratoires, à ces rapports d'activités.
— Tout était caché.
— Si nous t'avions caché quelque chose, crois-moi, tu n'en aurais retrouvé aucune trace. Non, Marc. Cette entreprise que nous avons bâtie, ce nouveau monde que nous avons créé, il est de nous deux, nous seuls, à égalité.
— C'est vous qui avez tué Katia.
Peter fut honnêtement surpris. Il ne se souvenait pas de ce nom ; une brique de plus à l'édifice, un crime de plus ou de moins sur une liste qu'il avait brûlée.
— Sans doute, dit-il. Je ne sais pas exactement. J'avais dit aux employées de s'occuper du problème.
— Tu as donné l'ordre de la tuer.
— Quelle importance ? Nous étions ses créateurs. Sans nous, elle n'aurait pas existé du tout. Si nous lui avions donné la vie, nous avions le droit de la reprendre.
— Tu es un monstre, Peter.
— Je sais ce que tu vas ajouter. Tu vas dire cela à tout le monde, n'est-ce pas ? Tu vas frapper à la porte des journalistes, des militantes, des gouvernements ? Tu vas les ramener dans un centre de reconditionnement et montrer que nous y euthanasions des milliers d'autonomes pour maintenir l'équilibre du marché ?
— Tu m'en empêcherais ?
— Tu n'as pas compris, Marc. Ce ne serait une nouveauté pour personne. Ce monde, tout entier, a accepté ce que sont les autonomes. Il en est dépendant, à un point tel qu'il veut rester aveugle. Les autonomes sont un don du ciel, dont la provenance doit rester enveloppée d'un voile de mystère. Aucun journaliste ne voudra t'entendre. Quant aux humains politiques, iels sont tous au courant, ce n'est pas un secret. »
Il ajouta que Marc n'était plus PDG de Biodynamics, décision prise à l'unanimité du conseil de direction dans la journée.
Le prophète de Mrozowski, l'homme qui avait ouvert la porte à tous ces démons, devait maintenant se retirer tel un sage – enchaîné à son nouveau statut, président d'honneur, un euphémisme pour président évincé. On le dirait vieux, malade et instable psychologiquement. Marc était vaincu.
-----------------------
Échec Marc.
Désormais, BD peut vraiment s'affirmer comme le méchant de l'histoire...
VOUS LISEZ
L'ère des esclaves
Science Fiction-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...