26. Le projet

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« Il fallait donc choisir un autre travail. »

2050


Emmerich regarda le dessin avec une certaine distance, comme pour le sonder.

« Nous sommes bien d'accord, lâcha-t-il, ce n'est pas un être humain.

— C'est le but.

Il réfléchit.

— Ça rentre dans tes cordes, n'est-ce pas ?

— Bien sûr, reprit-il aussitôt. Simplement, je n'avais jamais pensé que nous puissions aller jusque-là dans nos recherches. Les souris, les chiens, les chevaux peut-être, mais les humanoïdes ? Jamais.

Ce n'est pas que l'idée l'effrayait, mais il était surpris. Il ne découvrait l'étendue de leurs capacités que maintenant.

— Simplement... est-ce que vous avez pensé... comment est-ce que vous voulez faire grandir les embryons ? On engage une mère porteuse humaine ? Est-ce que ce sera légal ?

Avant que Marc eut le temps de répondre, il ajouta :

— Partout sur cette maudite planète, il y a des gens qui ne savent pas ce qu'ils font, et les labos illégaux fleurissent un peu partout. Tu connais les interdictions en vigueur. Les implantations d'embryons modifiés sont interdites.

Marc lui sourit, façon de montrer qu'il avait déjà tout prévu.

— J'ai dépensé deux cent millions dans l'achat d'un brevet révolutionnaire.

— De quoi ? demanda l'allemand, en levant le sourcil droit, intéressé.

— Une couveuse artificielle. Ce sont des chercheurs russes qui ont inventé ça. Ils ont arrêté le projet car leurs tissus internes n'étaient pas assez stables. Ils avaient essayé de les faire pousser à partir de cellules bovines. Accrochage de l'embryon dans un cas sur cent. Alors, tu imagines ce que nous serions capables de faire... vous l'aurez dans deux semaines.

Marc se fit sérieux.

— On n'a pas beaucoup de temps. Avec ça, on pourrait frapper un très grand coup, ou se retrouver au bord du gouffre si on vient nous chercher des noises. Vous avez donc deux semaines pour mettre au point le génome. Exceptionnellement, j'ai mis Eliott sur le tissu organique... et normalement, on commence les tests dans deux semaines.

— Deux semaines ?

— Tous vos projets en cours deviennent secondaires.

— Je comprends. »

Emmerich n'avait pas l'air emballé, mais intéressé. Il faut dire que la sensation de toute-puissance de Marc était communicative.

***

« Les gars, vous avez vu les infos ?

— Ouais, mâchonna Eliott, qui grignotait le morceau de carton qui lui avait servi à remuer son café au lait.

— On dirait que tu t'en fous, fit John, un de leurs post-doc au labo.

La télévision allumée en permanence trônait au fond de la salle de repos. John attrapa une télécommande sans piles, l'agita pour qu'elle fonctionne et passa à une chaîne d'information continue.

Les mêmes images passaient en boucle, entrecoupées de commentaires superficiels.

— On n'a pas besoin du son, indiqua Eliott.

Les drones de surveillance météo avaient pris de bien meilleures images que la plupart des témoins. La plus impressionnante était celle où on voyait la tornade progresser en direction du drone. L'image commençait à secouer, car l'appareil était pris dans les vents et ne parvenait plus à se stabiliser. Puis la caméra était arrachée. Par miracle, elle transmettait encore sur le réseau sans fil pendant une ou deux secondes, le temps d'apercevoir des débris énormes arrachés du sol et projetés dans le tourbillon.

— Une saloperie de mégatornade, s'exclama John, hors saison, et elle a fait au moins dix morts sur son passage.

Les autres chercheurs firent semblant d'avoir du travail et se dirigèrent vers la porte.

— Qu'est-ce que tu veux ? dit le britannique. Ce n'est pas la première, et ce n'est pas la dernière.

— C'est la plus grosse tornade qu'on ait jamais observée.

— Et ce ne sera pas la plus grosse, à mon avis. On peut nettoyer les océans avec les bactéries qui bouffent le plastique, on peut absorber le CO2 en trop contenu dans l'atmosphère et le stocker quelque part, si quelqu'un avait envie de débourser les milliards nécessaires. Mais on a les deux ou trois degrés de trop qui font gueuler les experts climatologues depuis cinquante ans. Ça nous pendait au nez. Va te plaindre à tes parents. »

John ne répondit rien.

Leur époque était-elle pleine d'espoir ? Jamais la médecine n'avait fait autant de progrès, et ils vivaient jour après jour ceux de la biologie. Ils pourraient sans doute dépolluer tous les sols de la planète, et les océans, mais le climat leur resterait hostile.

« Un conseil, John, autant s'y habituer, parce qu'on n'a pas fini d'en baver. Les émissions de gaz à effet de serre n'ont pas diminué cette année, je te rappelle, et la température va continuer d'augmenter pendant vingt ans au moins. D'ici à ce qu'elle commence à redescendre, nous serons déjà tous à la retraite.

— Est-ce que ce n'est pas ridicule, d'être dans ce labo en train de jouer avec la vie, alors que tous les jours, des gens meurent à cause de la montée des eaux et des ouragans, et qu'ils n'ont pas besoin de ce que nous faisons ?

— C'est exact, dit Eliott. La recherche en biologie n'empêchera pas la plupart des souffrances. Les progrès de la médecine ne concernent que ceux qui pourront se les payer. Et même nos plants de riz plus résistants seront quand même arrachés par les tempêtes. Il fallait donc choisir un autre travail. »

***

La cuve ressemblait à une monstrueuse cloque d'aluminium. Elle occupait, avec les appareils de filtration et d'assainissement du fluide, les ordinateurs et les pompes à sang artificiel, une salle de dix mètres sur dix. Deux caméras internes suivaient la croissance en permanence.

Biodynamics avait développé un tissu parfaitement compatible avec l'embryon. Il formait comme des coraux, se ramifiant en filaments dans lesquels, première victoire, la cellule initiale s'était vigoureusement accrochée. Un courant artificiel maintenait le fluide amniotique en perpétuel mouvement, brassant les éléments nécessaires à la croissance du fœtus.

Emmerich et ses collaborateurs se relayèrent la première semaine, mais malgré leur surveillance, l'embryon se décrocha et mourut.

« L'histoire d'un succès est toujours tissée d'échecs », rappela Marc.

Il avait commencé à se ronger les ongles. Beaucoup d'argent avait été englouti dans ce projet, et malgré la bonne santé de l'entreprise, des voix pouvaient s'élever à n'importe quel moment pour poser les mauvaises questions. Tant qu'ils ne pouvaient pas présenter un produit fini, ils ne pouvaient pas se justifier. C'était aussi simple que cela. C'était la loi des visionnaires.

Le deuxième embryon mourut deux semaines plus tard.

« Écoute, lui dit Emmerich, je ne sais pas ce qui ne va pas, on devrait peut-être arrêter...

— Non.

Marc, déjà usé, ajouta :

— Non, et pour augmenter le nombre de tests, on fait construire une autre cuve. »

La note augmenta sévèrement.

Le quatrième essai passa le stade purement embryonnaire et commença à constituer un fœtus.

La deuxième cuve fut bientôt prête et Eliott s'occupa des tests.


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... parce que c'est notre projeeeeeeet !!

(C'est Gudule, c'est pas moi, excusez-moi...)

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant