17. Les Élus

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« Et pourtant ce n'était que du plastique. »

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Carlsson jura.

Son regard alla de Nazar, assis sur son banc public, au corps désarticulé de F010, puis de nouveau à Nazar.

L'arme était posée à côté de lui.

Carlsson se risqua à jeter un coup d'œil à F010. Manifestement, la première balle avait été la plus précise, la plus résolue – préméditée ou non ; rentrée au niveau du front, elle avait traversé sans effort le plastique, projeté des nanorobots un peu partout et laissé la solution électrolytique – plutôt même une sorte de gel visqueux – s'écouler par le trou laissé à son passage. L'androïde s'était effondrée face contre terre et l'arrière du crâne avait été complètement défoncé. On pouvait y voir toutes les couches brisées l'une après l'autre en une microseconde, le plastique de la boîte crânienne artificielle, organisée en trois strates, la mousse sensitive et le silicone de la peau déchirée.

Les autres balles l'avaient touchée un peu partout, la marquant de blessures qui dégoulinaient elles aussi. Une à l'épaule, une au genou, deux dans le thorax.

Kirdan se leva et marcha vers lui.

« Vous avez ce que vous voulez. Est-ce que je peux partir ?

Carlsson fit non de la tête, mais Kirdan continua de s'éloigner. On aurait dit que plus personne ne s'intéressait à lui, maintenant qu'il venait de les aider.

— Ne bougez pas ou j'ordonne qu'on vous fasse un tir paralysant.

— Vous pouvez toujours essayer.

— Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ? Lança-t-il.

— Ils n'auraient jamais dû voir le jour dans ces conditions.

— De quoi parlez-vous ?

— Les CA ne pouvaient pas ouvrir grand leurs ailes dans notre monde. Elles étaient condamnées à l'enfermement dès le début. Elles n'avaient pas les moyens de changer ce monde – il aurait fallu que les gens comme moi leur préparent le terrain.

Kirdan désigna le corps désarticulé.

— Vous la regardez comme si c'était un cadavre humain. Pourtant, ce n'était qu'une marionnette. Vous n'auriez pas fini par la croire humaine ?

— Je n'y comprends rien, Kirdan. Ils sont humains ou ils ne le sont pas ?

— Oh, ils sont bien plus que ça.

On a retrouvé une fenêtre, dit le gars du soutien technique. Préparez-vous à vous jeter sur le côté droit. J'ai bien dit : droit. Ne vous prenez pas cette fichue balle électrique à sa place.

Kirdan retira ses lunettes opaques et regarda Carlsson dans les yeux.

Encore une minute. On reçoit l'autorisation de la police.

— Vous avez un dossier sur moi ? demanda-t-il.

— Où voulez-vous en venir ?

On y est, dit la technique. Trois, deux...

Il posa sa main droite sur son cœur et y tapota de l'index.

— ... un, allez-y ! »

L'agent se rua sur le côté par réflexe, sans avoir le temps de se rendre compte de ce qu'il venait de comprendre. Il entendit le sifflement du projectile, à la vitesse largement inférieure à celle d'une balle réelle, qui atteignait la poitrine de l'informaticien avec la douceur d'un insecte. Carlsson devina le dard qui s'y plantait, traversant sans peine les vêtements avant de lancer sa décharge électrique. Kirdan fut parcouru de spasmes et s'effondra sur le coup.

L'agent du BIS se rua sur lui.

Une balle électrique n'était que la version « longue distance » des armes électriques non létales. Elle déclenchait la même douleur insoutenable et avait exactement les mêmes dangers potentiels. Mais même en cas d'arrêt cardiaque, à coups de défibrillateur, on pouvait remettre le cœur d'aplomb. Du moins, un cœur naturel, pas artificiel. Si une décharge grillait les circuits de ce genre de machine, il était impossible de la remettre en marche.

D'autres hommes accouraient derrière Carlsson. Il constata que le cœur de Kirdan ne battait effectivement plus, déchira à moitié sa chemise, vit les anciennes cicatrices de l'opération d'implantation de l'organe artificiel, puis tenta un début de massage cardiaque.

Il n'avait jamais envisagé de se livrer au BIS et d'affronter plus d'interrogatoires. Tout ce qu'il savait sur ses machines devait mourir avec lui.

On poussa Carlsson sur le côté et on mit Kirdan sur un brancard. Les secondes s'égrenant, il serait bientôt trop tard pour le récupérer. Le seul moyen était encore de le brancher à une pompe artificielle, à l'hôpital... trop loin. En même temps que lui, ils allaient enterrer le dossier.

D'autres agents commencèrent à se disperser sur le terrain, à prendre des photos et des nouvelles de Carlsson. Ils semblaient éviter le corps de l'androïde. Ils ne voulaient pas le regarder. Ils avaient l'air eux aussi mal à l'aise. L'impression confuse que malgré son état présent de tas de plastique désarticulé, c'était aussi un être humain, à tout le moins un être vivant, qui s'était éteint.

Et pourtant ce n'était que du plastique, et ils ne savaient que faire.


***


« Nazar Kirdan est mort.

— Je sais, dit M005. Il m'en avait fait part.

— C'était un homme psychotique.

— C'était un homme déchiré. D'abord entre la vie et la mort. Il est né avec une malformation des yeux ; il a vendu son sang quand il était jeune, jusqu'à ce qu'un accident oblige à remplacer son cœur. Puis entre le sentiment que l'humanité courait à sa perte, et celui qu'on pouvait faire quelque chose pour la sauver.

Finalement qu'a-t-il sauvé ? Nous deux ? Sa conscience ? Je parierais pour sa conscience.

Nazar Kirdan est mort et a déjà rejoint l'oubli. Il ne reste que nous et les autres Élus qui abandonneront ce monde pourri.

— Nous n'avons pas de nouvelles de M002.

— Il a choisi d'autres chemins. »

M005 crut apercevoir, dans le coin de la pièce, la figure de Diel les observant, qu'un rayon de lumière fit aussitôt disparaître. Mais ce n'était qu'une réminiscence.

Le crépuscule des CA avait eu lieu et l'ère des esclaves commençait bientôt.

Invisibles pour les cinquante prochaines années, les Élus ne ressurgiraient que pour se porter vers un nouveau paradis.


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...

Comment ?

Il manque une partie pour arriver au décompte ?

On reprend au numéro 19 ?

Hum, c'est normal, du texte a été remanié depuis. Gudule cherche actuellement un remplissage (par exemple, l'histoire de Diel qui plante des choux, à la manière dont le ferait  )

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant