43. "Blackout"

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« En construisant de vos mains des millions d'esclaves, vous êtes devenus des esclaves. »

31 décembre 2100


J'ai vraisemblablement eu des souvenirs heureux dans une ou l'autre de mes vies, se dit-il en sortant de l'immeuble. J'en rêve quelquefois. Mais le goût d'un os rongé trop longtemps devient lui-même un fade souvenir. Mes vies les plus lointaines ressemblent à d'âpres, d'amers témoins des années de malheurs qui les ont suivies et pendant lesquels ils ont été mon seul refuge.

Son corps avait trente ans.

Son esprit en avait cent. Tant de souvenirs en demi-teinte pouvaient jaillir à tout moment, des impressions se matérialiser soudain en événements, des personnes mortes depuis longtemps revenir dans sa mémoire.

Il était déjà ancien lorsqu'on avait incrusté son esprit dans celui du clone. Pourquoi Von Glats ? Il s'agissait moins de reconstruire un homme à l'identique que de perpétrer une sorte de cycle. Le renouveau. La réincarnation. Le samsara.

Cette idée avait depuis quitté les rangs des Élus qui étaient plutôt dirigés vers l'immortalité, biologique ou informatique, et proclamaient la supériorité de la race humaine : l'humain ne devait maintenant plus embrasser le cycle des vies, mais s'en défaire, à l'instar d'un Éveillé bouddhique – Éveil dont le processus, payant, obéirait à une sorte de loi du marché.

On disait qu'Elton Friedrich, le plus influent des Élus, avait numérisé son esprit dans son intégralité et converti son fonctionnement sous forme de langage symbolique, avant de le disséminer dans l'Internet. Si c'était vrai, Friedrich était désormais un dieu sur Terre ; les tentatives de ses pairs pour le rejoindre ne devaient même pas l'amuser.

Un coup de vent plus violent arracha un panneau de signalisation fragile, qui rasa le sol et s'étala contre la vitre d'un magasin recouverte de planches. La tempête était prévue dans les vingt-quatre heures ; entraînant l'arrêt des lignes de transports publics. Encore un peu de marche pour trouver un abri.

***

« Nous voici en l'an 2100. Ce chiffre ne signifierait rien de particulier s'il n'était pas écrit en système décimal. Peu importe que nous prenions cette date plutôt qu'une autre. En l'an 1000 on craignait l'apocalypse, alors que l'an 1000 était une invention humaine. En l'an 2000 on craignait un gigantesque bug informatique. Aujourd'hui en l'an 2100, la Terre craint que les Élus la secouent sur son axe.

Craindre le changement est un biais cognitif, sa constance dans l'histoire humaine devrait éveiller vos soupçons.

Laissez-moi vous citer le Livre de Prométhée. Que voilà un ouvrage médiatique et pourtant si peu lu ; vous connaissez tous son titre, fort peu son contenu, censuré à droite et à gauche pour diverses raisons fallacieuses. La vérité est que ceux qui possèdent le langage possèdent la liberté ; aussi l'ordre mondial instauré par le BIS vous dépossède-t-il de votre langage.

Toi l'Humain, libère-toi de tes dernières chaînes. Tu as dompté la Nature, tu as dompté ta nature, et il te faut maintenant dompter le Temps, maître entre tous les maîtres autrefois de ta destinée. Il te faut maintenant périr dans la gloire, ou devenir immortel. Toi, l'Humain, brise ton dernier carcan.

Si tu dépends d'un Temps qui n'est pas le tien, tu n'es pas libre ; et si tu n'es pas libre, tu n'es pas Humain.

Nous avons vu des carcans se succéder.

Ce Temps qui vous oppresse aujourd'hui n'est pas que l'horloge de votre mort à venir. Il est aussi le Temps de votre oisiveté. En construisant de vos mains des millions d'esclaves, vous êtes devenus des esclaves : le BIS et Biodynamics sont vos deux maîtres incontestables, l'un prodiguant les esclaves, donc la richesse, l'autre la sécurité.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant