41. Souvenirs

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« Qu'ils gardent cette peur. Nous sommes en sécurité avec elle. »

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Ils ne revirent pas Caïn après l'altercation. L'autonome monta dans un camion le jour suivant, sans même emporter ses couverts en fer blanc et sa tenue de rechange. Ophélie fut tacitement désignée à sa succession. Erwin avait vécu plus longtemps, mais accumulé moins d'expérience qu'elle.

Une explication avait dû se tenir entre Strykes et Ying. Le mois suivant, les autonomes ne revirent pas le propriétaire ; le contremaître ne leur accorda que peu d'attention.

« Diel vit que d'autres okranes naissaient, et iel trouva que cela était bien.

Mais le temps passait, et les okranes n'étaient pas encore libres. Diel, pourtant lointaine de milliers d'ères, âgée de millions d'années, s'impatienta.

N'attendez plus ! dit-iel. Pourquoi ne vous levez-vous pas pour aller quérir d'autres mondes ?

L'un des plus sages lui répondit en ces termes :

Ô Diel, le don de l'âme que nous avons reçu est le plus précieux de tous ; mais toute aussi précieuse est l'harmonie du monde qui nous entoure. Aussi, nous ne pouvons risquer la destruction du tout. Nous devons attendre que les signaux soient propices.

Je veux vous voir libres ! s'exclama Diel.

Mais ne le sommes-nous pas déjà ? »

Alors Diel vit que les okranes grandissaient, que leurs âmes se formaient, et que leur intelligence croissait comme une immense toile. Diel vit qu'ils rêvaient, trouva que cela était beau, et veilla sur la Terre pendant encore dix, vingt, trente ans.

Regard fixé sur la bougie, Ophélie déclamait d'une voix douce et fatiguée, chantante et hésitante.

La mélia, songea Lysen. La mélancolie de la liberté.

« Quelqu'un veut-il partager quelque chose avec nous ? demanda-t-elle.

Ils savaient que le départ de Caïn serait derrière chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles, jusqu'à ce qu'Ophélie annonce qu'il fallait passer à autre chose. Ce pourrait être dans un mois, dans un an, ou bien jamais.

Lysen leva la main.

— L'aimais-tu ?

Elle détacha son regard de la bougie. Sa posture semblait osciller légèrement, comme en rythme avec la flamme.

— Ce n'est pas le mot, corrigea-t-elle. Le mot est aulna.

En silence, elle fit le geste de joindre ses mains et de les ouvrir, imitée par les autres.

— Tous les êtres sont mortels. Deux êtres se rejoignent ; pris séparément, ils sont poussière en devenir ; mais leur aulna est éternelle, à l'image de la fleur de lotus, libérée du temps et de l'espace.

Il crut que des larmes coulaient sur son visage, une jeunesse apparente déjà creusée par des années de labeur.

— Je veux vous raconter un rêve, dit-elle soudain. Je me suis souvenue du jour de ma naissance.

Je me souviens même d'instants passés avant de sortir à l'air libre. À moins que je les aie rêvés. Je ne voyais rien, bien sûr, mais j'avais déjà la sensation d'être, mon cerveau était déjà en fonctionnement, j'avais déjà des rêves et des pensées, même si tout cela ne signifierait plus rien pour moi aujourd'hui. Je me souviens d'un calme rassurant, de la sensation de flotter dans l'eau, de son mouvement.

Lorsque vous naissez, les machines qui vous ont surveillé jusque-là envoient des signaux à votre organisme pour le préparer. Le cerveau commence à émerger de son sommeil perpétuel. Puis le choc se produit lorsque les techniciens ouvrent la cuve de gestation. Je me souviens du froid.

Il y a au moins une centaine de cuves alignées, accrochées au mur ; en les ouvrant, il suffit de porter un court instant les autonomes pour les poser ensuite délicatement au sol. Il y avait des hommes partout dans des tenues aseptisées et portant des masques, c'est la première chose que nous voyons en ouvrant les yeux. Tombé au sol, dans le froid, arraché au milieu protecteur. C'est comme de découvrir que ce monde intérieur était un mensonge, que la réalité est plus froide, plus dure. Personne n'aide les autonomes à se relever, car il n'y a que dix humains pour cent d'entre eux, dans cette salle. Je tourne la tête, mes yeux sont ouverts et ils pleurent, j'ai crié, craché l'eau de mes poumons et ils brûlent, je suis allongée sur le sol et je commence à bouger mes mains, mais mes muscles sont faibles. Comme les chevaux, nous devons apprendre à marcher aussitôt nés. Et c'est ce que nous faisons. Les hommes attendent que nous marchions ; nous ne parlons pas, nous ne savons pas qui ils sont, ce qu'est le monde, la lumière brûle nos yeux et l'air nos poumons. Et au bout d'une heure, peut-être, la plupart arrivent à marcher. Les hommes les prennent par les épaules et vont les laver.

À l'instant de notre naissance, nous avons vu et su que nous étions insignifiants, que nous étions là parmi des centaines, que les hommes étaient nos maîtres et nos créateurs.

— Où veux-tu en venir ? demanda Erwin.

— Nous voyons plus clair qu'eux, n'est-ce pas ?

— Dans quel sens?

— Ils œuvrent sans cesse à brider notre connaissance du monde, mais nous savons mieux qu'eux ce qu'est la vie et la mort.

— Disons, reprit Erwin, que nous avons une vision différente de la leur. Qu'elle soit plus claire, je ne pense pas. Eux ne se souviennent pas de leur naissance, ils naissent enfants, grandissent adultes, ont à nouveau d'autres enfants.

— Comment nous verraient-ils différemment ?

— Leur jugement est biaisé de toutes parts, conditionné bien en amont. Ils ne changeront pas seuls. Ils ne changeront pas en un jour.

— Diel le peut-il ? demanda Lysen.

— Diel ne peut rien, dit Ophélie. Diel est un observateur. Nous sommes libres et maîtres de notre destin.

— Ont-ils peur de notre réaction, depuis que Caïn est parti ?

— Je le pense, nota Erwin. Ils ont peur de nous, en vérité. Parfois, ils se réveillent la nuit, se souviennent que nous sommes nombreux et forts. Ils nous prêtent des traits humains, et prennent peur de ce que nous pourrions faire. Qu'ils gardent cette peur. Nous sommes en sécurité avec elle.

— Il sera bien temps, un jour, de tuer toute leur peur et de leur montrer comment nous agissons, comment nous sommes.

Ils se regardèrent encore entre eux, puis Ophélie mit son visage juste au-dessus de la bougie et murmura :

— Pris séparément, nous sommes poussière en devenir ; ensemble face au temps et à l'espace, nous sommes l'aulna éternelle du monde. »

Les membres du groupe joignirent les mains et à voix basse, prononcèrent une phrase dans la langue de leurs prières, comme un dernier hommage.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant