55. Vie parfaite

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« Une chose est sûre, les autonomes ont radicalement changé la société humaine. »

2103


La situation de Mr Foster et son train de vie appréciable étaient répandus dans le voisinage. Les parents et les grands-parents de ces gens avaient travaillé dur, leurs descendants découvraient tout à coup les joies des rentes, des exploitations faciles qui fonctionnaient toutes seules. Portés par les fantasmes d'une lointaine belle époque, ils s'étaient inventés une microsociété de cour, tournant autour de sorties au théâtre, à l'opéra, de soirées bridge et de clubs de lecture.

Aléane ne se sentait pas en l'an 2101, du moins, pas comme elle l'imaginait, et pas comme on le leur avait présenté à l'instruction.

Le jeune fils des Foster était un crétin. Son intérêt pour les études avait fondu quand il avait pris conscience du tracé de son avenir : reprendre les affaires de son père et attendre tous les mois que l'argent produit tombe dans ses poches. La culture de l'esprit étant pour lui une absurdité, il n'en oubliait pas moins de se plonger dans une consommation effrénée de productions vidéographiques répétées comme des motifs de pochoir. Distrait plus que fasciné par ces déchaînements d'action et de violence, il participait aussi à l'autocritique du monde moderne que faisaient sans cesse ses parents. Décadence molle, immoralité rampante, fin de toute forme d'ordre et d'autorité sur Terre ; les Foster étaient comme le dernier bastion d'humanité cerné de toutes parts par les loups d'un nouvel ordre mondial prophétisé, par les masses gélatineuses et flasques de leurs concitoyens passifs, et par des esprits cruels, sadiques, pervers, violents, avides de se jeter sur les restes d'une société en perdition.

Un plus grand spectre, jamais nommé, planait sur eux tel un sortilège funèbre : l'ennui vibrait dans tous les murs. Mr Foster dans ses journaux économiques, Ms Foster dans ses romans d'amour et le garçon Foster dans ses jeux d'action se rejoignaient dans cette malédiction. Chacun dans leurs cercles d'amis, ils refaisaient le monde, certains de leur bonheur, sûrs de devoir l'affirmer, de prouver qu'ils avaient tout réussi dans la vie. Mais de retour au domicile, les regards se faisaient vagues, l'esprit tentait de s'échapper de sa prison en se demandant ce qui avait bien pu échouer.

L'impensable se trouvait devant leurs yeux : leur vie était parfaite, et ils n'étaient pas heureux.

À leur indifférence, Aléane opposait une indifférence polie.

Certains des voisins passaient leurs nerfs sur leurs domestiques, pas les Foster, pas encore du moins.


***


À l'instruction, il fallait comprendre les êtres humains pour mieux les servir.

Ce qu'Aléane apprenait maintenant était d'une autre envergure. Elle devenait plus maligne qu'eux ; cette perspective transgressive l'enchantait.

Lors des longues soirées que le fils Foster passait seul devant le télécran en compagnie de son copain Flynn, Aléane s'accroupissait dans un coin du salon et regardait avec eux, discrète. Théories conspirationnistes et idéaux de liberté, abreuvés d'alcool et de sucre, au lieu du théâtre mondain des parents.

Film d'horreur, documentaire sur la pêche des moules, romance, elle savait qu'elle devait tout comprendre. Ce condensé de société humaine, tiède et fade, servi trop vite, il lui fallait le mâcher, l'absorber entièrement. L'instruction lui avait appris à apprendre.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant