33. Les visionnaires

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« Plus grande est la vanité, plus grande est la chute. »

Terre, 2098


« Bonsoir, bonsoir à toutes.

Nous sommes ici, vous le savez déjà, pour célébrer un anniversaire riche de symboles. Le cinquantième, pour être exact. J'aimerais que ce soit le mien mais... j'ai un peu plus vieilli que cela.

Rires.

— Alors, on m'a dit : « Peter, fais un discours. » Et j'ai répondu : si je fais un discours, est-ce qu'une seule personne dans la salle croira qu'il est honnête ? Et on m'a dit alors : iels auront déjà bien assez bu à ce moment-là.

Rires plus marqués, quelques gloussements dont la sincérité laisse quelques doutes.

Il fit mine de déplier une artifeuille. Le papier électronique bruissa dans ses mains, amplifié par les micros directionnels lointains et invisibles, comme s'il déblatérait les convenances à la place de Peter.

— Donc j'ai commencé à écrire un discours, puis je l'ai jeté. »

Peter froissa alors ostensiblement ses notes et fit mine de viser quelque chose dans l'assemblée. Les rires recommencèrent, aussi faux que l'éclairage tamisé au néon, les nappes des tables en synthétique, les bougies de cire chimique. Faux, les sourires éclatants blanchis au bicarbonate. Faux, les forêts d'yeux minuscules, les caméras fixées sur les lunettes des journalistes, les cadrages en direct et les zooms sur Peter. Toute une société se retrouvait ici pour célébrer son existence même. Trop fière, elle se savait guettée par des scènes de décadence romaine. Et le faste des vêtements de haute couture, le prestige des marques de champagne, la subtilité des nœuds et des dorures, tout ceci n'était là que pour conjurer le mauvais sort. Plus grande est la vanité, plus grande est la chute.

« Je l'ai jeté, reprit Peter, car iel est impossible de faire un discours. Je soupçonne que c'est pour cette raison qu'on m'a envoyé au charbon.

Il souffla dans le micro.

— « On » n'est autre que Marc. Je l'ai repéré tout à l'heure, dans la salle, beaucoup trop discret. Ah, je l'ai retrouvé. Hum, pardonnez-moi, j'ai confondu avec un luminaire. Ma vision n'est plus ce qu'elle était. »

Il fit semblant de régler la molette connectée à ses lentilles incrustées, pour améliorer la sensibilité de ses yeux. Ce n'était que théâtre ; le public se gaussa de nouveau, tout en trépignant un peu.

Mais Peter prenait un malin plaisir.

Les femmes et les hommes en face de lui ignoraient que dans sa tête chantaient les cors de la victoire. Ils avaient gagné, avec Marc, face à tous ceux qui les avaient conspués, qui les avaient rabaissés, tous ceux qui n'avaient pas cru en eux. Ils avaient gagné, avec le professeur Mrozowski, face à la stupidité du monde.

Ils avaient changé ce monde.

La société ne leur rendrait jamais assez hommage ; elle se contenterait, comme toujours, de se repaître des fruits de leur travail. Alors Peter savourait être sur le devant de la scène, contempteur de ces humains décadents, satisfait de jouer le rôle de berger pour ces moutons stupides.

Il détestait d'autant plus l'humanité, qu'elle n'était pas à la hauteur de leur réalisation.

Peut-être Mrozowski avait-il tort. Peut-être était-iel impossible d'atteindre des temps meilleurs, car l'humain, plus ridicule et misérable que le puceron, s'empresserait de rapetisser les réalisations des plus grands que lui.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant