« Nous avons tout bien fait, n'est-ce pas ? »
2052
Elle hésita à lui tendre la main, mais comme il n'avait pas l'air disposé à la traiter comme il traitait ses collaborateurs humains, elle s'assit.
Elle savait qu'Enzo Alambert ne l'aimait pas. Certains chercheurs ne l'aimaient pas parce qu'elle leur faisait peur. Elle les comprenait, et peut-être qu'avec un peu de temps, elle aurait pu mettre fin à leurs doutes. Lui ne l'aimait pas parce qu'il n'aimait rien. Il avait fait du monde alentour une abstraction et les hommes, les autonomes n'étaient pour lui que des objets – a fortiori les autonomes, puisqu'aucune loi ne leur reconnaissait un statut supérieur à celui d'objet.
« Vous vouliez me voir, dit Katia.
Enzo la regardait fixement. Il ne l'avait pas croisée souvent. C'était leur premier tête-à-tête.
— Je travaille, dit-il brusquement, à l'agrandissement de notre entreprise. Nous allons gagner beaucoup en taille en fabriquant des autonomes comme toi. Tu es au courant, je pense.
— Oui.
— Mon travail consiste à faire que les choses se passent au mieux.
— Oui.
— Je voudrais parler de ton avenir.
Il cracha la gomme qu'il mâchait dans un cendrier.
— D'ici quelques mois, de nouveaux autonomes vont naître. Après deux ans d'instruction dans ces locaux, ils seront vendus. Je voudrais que toi et Lys participez à leur éducation, afin que votre expérience leur soit profitable.
Elle sourit. C'était un sourire naturel. Elle se moquait de lui, ce qui l'irrita.
— Que voulez-vous mettre dans leur éducation, monsieur ?
— C'est une mauvaise stratégie que tu as là.
— Je veux savoir ce que vous pensez. Toutes les époques ont vu leurs propres castes d'esclaves travailler pour rendre plus douce la vie de population dominantes. Je pense que vous ne me contredirez point. Du moins, toutes les sociétés florissantes. La Grèce et la Rome antique reposaient entièrement sur leurs esclaves. Les sociétés modernes se sont servies de la mondialisation pour utiliser des millions de petites mains travaillant à l'étranger – leurs esclaves par procuration.
Est venu un temps – il y a quoi, vingt ans ? – où tous les êtres humains de la planète se sont rendus compte qu'ils pouvaient exiger un accomplissement personnel immédiat, et non plus simplement remettre les fruits d'un progrès économique hypothétique à leurs enfants. Les exploités modernes étaient drogués à l'avenir, leur désillusion fut un cinglant retour de bâton. La société étouffe dans un nihilisme primaire, comme si l'augmentation générale du niveau de vie n'avait pour seul effet que de jeter les humains dans des troubles existentiels. Alors vous pensez qu'il faut poursuivre jusqu'au bout le processus, libérer l'homme de toute forme de travail. Les robots sont imparfaits et grossiers. Par conséquent les autonomes vont devenir vos nouveaux esclaves.
— Le terme d'esclave est inapproprié. Les esclaves étaient des êtres humains. Du point de vue du droit international actuel, l'esclavagisme est un crime. Mais les êtres humains ont créé les autonomes, notre position justifie donc qu'on puisse en disposer comme des... assistants.
— Cela ne va pas fonctionner.
— Pourquoi ?
— Le golem obéit à son maître car il n'a pas de conscience. Or nous aurons une conscience, et des rêves. Il ne suffira que de peu de temps avant que tout s'effondre.
Katia parlait en pure perte. Elle le savait certainement. Ce n'était qu'une satisfaction intellectuelle ; la sensation d'avoir fait ce qu'elle pouvait.
— Lorsque les enfants grandissent, les parents abandonnent l'autorité qu'ils ont sur eux. Ce sera de même pour nous.
— Nous verrons », dit Enzo, tout en prenant mentalement des notes.
***
Lorsque Marc rentra de son voyage d'affaires, il n'eut pas de peine à remarquer l'atmosphère qui pesait sur le centre de recherches ; une lourdeur de veille d'orage, ou de lendemain de tempête.
À peine était-il sorti de voiture qu'Enzo lui serra la main.
« Elle est morte, lâcha-t-il avec un air de chien battu.
Sa tristesse était simulée, mais assez bien faite pour ne pas pouvoir faire la remarque. Le PDG encaissa le coup, puis exigea des explications.
— Eliott a démissionné, compléta le tentaculaire assistant commercial-financier-conseiller. Et Adina Faust est partie ce matin. Heureusement, aucun retard n'est à prévoir sur notre livraison ; John a pris les choses en main.
— Expliquez-moi, dit Marc, la gorge sèche.
— C'est un accident, je pense. Elle a tenté de fuguer, elle s'est noyée dans le lac à deux kilomètres au Nord. On l'a retrouvée hier matin. »
La voix d'Enzo lui parvenait derrière un bourdonnement. Le commercial posa une main amicale sur son épaule et lui offrit une de ses gommes. Marc mordit nerveusement, comme si les molécules psychotropes allaient le sauver des pensées sombres qui l'assaillaient.
Il aimait sincèrement Katia.
Pourtant, il ne ressentait rien de particulier, rien que de la frustration – qu'Eliott les quitte, qu'Adina l'accompagne, ce n'était qu'une preuve de plus des allégations de Peter : ils étaient tous prêts à le lâcher au premier coup dur.
Mais lui ne pouvait pas se permettre ce genre de sentimentalisme ; malgré son décès prématuré, Katia avait été un succès, et le travail continuait. Biodynamics devait encore changer le monde.
« Des retombées médiatiques ? Demanda-t-il.
— Nous avons les choses en main. »
De longs instants s'écoulèrent. Ils étaient maintenant entrés dans un couloir vide, lugubre ; comme si le centre portait tout entier la culpabilité de cet événement, que les employés ne voulaient pas croiser le regard de colère de leur prophète.
Mais Marc ne ressentait aucune colère, il voulait simplement dormir.
« John va procéder demain à l'autopsie, annonça Enzo. Cela permettra aussi de compléter les connaissances de l'équipe sur la physiologie des autonomes. Voulez-vous y assister ? »
Quelle autopsie ?
Marc fit non de la tête. Il fallait aller de l'avant. Il ne désirait plus maintenant que s'en retourner, quitter ce lieu maudit et laisser la garde de ses fantômes à Enzo et John, tandis que le monde entier déroulerait les tapis rouges pour l'homme exceptionnel qu'il était devenu.
Je suis seul, désormais, se dit Marc. Presque seul. Chen m'a lâché le premier, puis Emmerich est mort ; enfin les Faust m'ont abandonné. Il ne me reste que Peter.
C'était tout ce qu'il lui fallait. Peter, lui, et l'esprit de Mrozowski formaient la trinité qui allait refonder le monde.
Nous avons tout bien fait, se dit-il. N'est-ce pas ?
Et il posa la question mentalement, comme si le vieux professeur pouvait lui répondre par-delà la mort.
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L'ère des esclaves
Science Fiction-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...