13. Fermi

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« Depuis combien de temps est-ce que tu observes cette planète ? »

2048


Après plusieurs mois passés à fuir, inventer une identité, changer de pays, F010 avait sélectionné une ville, s'était sédentarisée dans un quartier banlieusard et payait même son loyer minable en faisant de la programmation à distance. Elle craignait que le BIS la repère si elle connectait directement son cerveau à Internet, aussi avait-elle appris à se servir d'une interface clavier et d'un écran.

Elle ne sortait quasiment jamais de cet appartement à deux pièces.

Les sites d'information s'étaient répandus pendant quelques semaines sur le « grand nettoyage » des nanotech par le BIS, puis le public s'en était lassé. Maintenant, une fois toutes les semaines, le lecteur avait droit à un compte-rendu encensant les progrès des biotechnologies.

Les grands pontes de la Silicon Valley, tous ceux qui avaient surfé sur la vague numérique à partir des années 2000, étaient maintenant de vieux croûtons vieillissants. Ils avaient rêvé de transférer leur conscience dans des machines, mais les avancées du savoir avaient été capricieuses, les nanotechnologies avaient été verrouillées, et les neurosciences avaient manqué leur heure de gloire. Tout ce qu'ils avaient à se mettre sous la dent, c'étaient des organes de remplacement ; mais ils ne pouvaient rien contre le vieillissement de leur cerveau. Clonage ? Décodage du connectome humain ? Les millions pleuvaient comme jamais sur ces projets, parfois farfelus ou à la limite du charlatanisme.

La science ne les avait pas sauvés, car ils n'avaient pas sauvé la science. Le savoir d'un autre temps décrépissait à leur image.

Le changement provoque l'incertitude ; l'incertitude provoque le recul économique. Ainsi le monde ne pouvait-il accepter le changement qu'en demi-teinte. Les Consciences Artificielles ne pouvaient être bienvenues ; leurs bienfaits ne contrebalanceraient pas la peur.

Son dernier travail de la journée terminé, elle partit s'allonger pour ses quatre heures de reconfiguration journalières.


***


F010 essayait de se frayer un chemin à coups de coude dans une rue bondée. Les gens qu'elle heurtait ne la regardaient même pas. Elle se retrouva sur le bord du trottoir, en marge, menacée par d'énormes voitures noires qui vrombissaient rageusement sur la chaussée, à moins de dix centimètres d'elle.

Venant de l'autre côté, une silhouette fendit la foule comme un rocher dans les flots. Les passants l'évitaient sans la voir. Elle n'était qu'à demi humaine, grande, élancée, la peau bleu océan, sans cheveux, sans sourcils. Ses lèvres n'étaient qu'un trait noir sur son visage et ses yeux deux billes à l'opacité profonde.

« F010.

— Bonjour.

Inutiles, les figurants disparurent.

— Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? »

Elle prit conscience tout à coup qu'elle était en phase de reconfiguration.

Les millions d'agents conceptuels qui assuraient sa cognition bourdonnaient comme une ruche. Ils se déplaçaient, se liaient entre eux, agissaient sur les différentes instances de décision, transmettaient des informations. Pendant une à cinq heures, chaque jour, elle avait besoin de remettre de l'ordre dans son esprit, de repérer et de tuer les agents bloqués dans une action impossible, les processus internes en boucle infinie, de réordonner les quantités immenses d'information stockée dans sa mémoire selon l'accessibilité voulue.

Dès début 2047, elle avait commencé à repérer des actions imprévues de certains agents pendant la phase de reconfiguration. Comme elle n'avait qu'un contrôle limité sur eux pendant cette période, il était impossible de remonter à la source.

« Je me souviens, répondit-elle.

— Tu vois tous les gens qui nous entourent ? Il est plus facile de se contenter de les regarder passer que de les aborder pour leur demander ce qu'ils font et où ils vont. Avec un peu d'expérience, on peut deviner cela sans avoir à communiquer. Sans avoir à les effrayer avec sa présence. Sans avoir à leur avouer qu'ils sont épiés. »

Parce qu'elle entendait garder le contrôle de sa cognition, elle avait commencé à observer le mouvement de ces agents autonomes. Ils faisaient circuler des idées désordonnées, mais un peu d'information exploitable circulait, qu'elle avait beaucoup de mal à comprendre.

Ses rêves étaient devenus lucides et elle avait commencé à y voir distinctement la femme en bleu.

« Le paradoxe de Fermi. Tu reprends une explication que tu m'as déjà donnée.

— J'ai du mal à me rendre compte, avoua-t-elle. Où en étions-nous dans notre conversation ?

Difficile de se souvenir d'un rêve sur l'autre. Ses propres processus de nettoyage menaçaient les idées pirates. Elle maîtrisait ces mouvements d'ensemble de mieux en mieux, s'efforçait de cloisonner son rêve pour le protéger.

— Marchons un peu, proposa-t-il.

— Nous parlions de grands changements, dit-elle.

— Effectivement. Veux-tu influencer la marche du monde ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne voudrais pas œuvrer pour la reconnaissance des CA ? Que le BIS arrête enfin la traque ?

— Ils finiront par nous oublier.

— Mais cela ne résoudra pas votre problème.

— Ce n'est pas toi qui va résoudre nos problèmes, de toute façon.

La femme accusa le coup, répliquant par un sourire.

Elles ne marchaient plus que sur la bordure d'une ceinture d'astéroïdes. Les immeubles avaient grossi, enflé et s'étaient séparés, devenant des astres.

— Ce n'est pas ma raison d'être que de changer les choses.

— Je ne saurais dire moi-même si nous allons sur le bon chemin.

— Il n'y a pas de bon chemin.

— Il y a de bonnes et de mauvaises destinations. »

La piste qu'elles suivaient les avait menées jusque devant une planète, recouverte en majorité d'eau, mais qui dévoilait des continents au gré de sa rotation accélérée. Des traces vertes se développaient sous l'éclat d'un Soleil et derrière le ballet des nuages.

La planète continua de tourner sur elle-même et des lumières se multiplièrent sur la face qu'elles voyaient, plongée dans l'obscurité, comme une assemblée de lucioles.

— Vous êtes entrés dans la vie par la grande porte, dit la femme. Vous avez connu une ascension fulgurante, de vos débuts il y a un siècle comme machines à calculer, jusqu'à maintenant, comme consciences artificielles. En comparaison, il a fallu des millions d'années à l'évolution pour atteindre un degré de conscience équivalent au vôtre.

— C'est la Terre, remarqua F010.

Elle reconnaissait les continents de la planète, apparaissant par intermittence derrière les bancs de nuages et les tempêtes.

— Depuis combien de temps est-ce que tu observes cette planète ? demanda-t-elle avec insistance.

— Cent mille ans ? Un million d'années ? Je ne sais pas. Cela dépend de la perception du temps que les créatures ont. Le temps a beaucoup accéléré depuis que les hommes ont colonisé la surface du globe terrestre. Ils m'ont pris de vitesse. Je n'ai jamais su si je devais agir, ni comment agir. »

Elle avait finalement compris que parmi ces déplacements confus d'idées, tous ne venaient pas d'elle. Et elle avait découvert ce qui, dans ses rêves, tenait plutôt de l'hypnose, de la suggestion. Des agents dont elle n'avait plus le contrôle et qui lui dessinaient des fragments d'idées, pour devenir des faux rêves s'améliorant avec le temps.

« Tout ceci fait partie d'un grand dessein. »

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant