7. Petit test de Turing

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« Comment donneriez-vous une âme à une araignée ? »

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Vêtue d'une tenue de travail banale, F010 se distinguait encore facilement d'une humaine. Elle oubliait encore de cligner des paupières.

Von Glats fit le tri dans ses papiers.

« Savez-vous pourquoi je suis là ? demanda-t-il. Il ne l'a pas dit explicitement, mais Nazar Kirdan veut que je donne mon verdict.

— Exactement. Il est inquiet, car la pire chose dont il pourrait se rendre compte maintenant, ce serait de ne pas avoir créé de conscience artificielle.

F010 examina sa main, pliant les doigts un par un, puis à deux, puis à trois.

— En même temps, il sait qu'il n'existe pas de meilleur test que celui de Turing, qui date d'un siècle et a été déjà réussi plusieurs fois par des programmes mimétiques. Nous sommes donc coincés.

— Alors, aidez-moi, êtes-vous consciente ?

— Je ne sais pas si je suis consciente, ou si j'en ai l'illusion. Vous avez le même problème, professeur. Nous faisons simplement avec.

Von Glats fronça les sourcils.

— Si nous suivons Mrozowski, si je suis Kirdan, si je suis ce que je crois, conscience artificielle ne veut pas dire consciente mimétique. Vous êtes différente.

— Mais si ces différences étaient trop subtiles à première vue ?

— Ce sera de votre faute, dans ce cas. Surprenez-nous, F010. Surprenez-moi. Pour commencer, pourquoi choisir un corps humanoïde ? Pourquoi pas une araignée ?

— Comment donneriez-vous une âme à une araignée ? Votre cerveau est celui d'un primate. Il ne se sent pas proche des araignées. Il se sent proche des humanoïdes. Je fais le premier pas vers vous. Je facilite votre acceptation. Je pense que c'est une étape nécessaire.

Elle s'empara d'une tasse posée sur la table, où un fond de café avait séché.

— Je voulais avoir un corps. J'ai un corps. Mais depuis quelques heures, je me rends compte que les sensations issues des capteurs de ce corps sont une quantité d'information équivalente à celle que pourrait me fournir une simulation de réalité. Je ne suis donc pas certaine d'être dans le monde réel. La possibilité subsiste que Nazar Kirdan ait branché mon cerveau artificiel sur une fiction, dans laquelle vous seriez vous et lui en train de jouer votre propre rôle, tandis que dans la réalité, vous êtes derrière des écrans d'où vous contrôlez vos avatars et vos réactions. Je n'aurais aucun moyen de différencier. Strictement aucun. C'est une hypothèse intéressante, vous ne trouvez pas ?

Von Glats croisa les bras.

— Nous avons le même problème, dit-il. L'univers pourrait très bien n'être qu'une simulation.

— Pour une conscience comme la mienne, vous avouerez que la question est plus prégnante, plus concrète. La simulation dont je parle entre dans vos capacités techniques, alors que la simulation de l'univers est une idée uniquement théorique.

— Nazar m'a dit que vous étiez fascinée par la notion de conscience, dit-il pour changer de sujet.

— C'est de sa faute. Pour m'améliorer, il m'a poussée à me demander et à chercher ce qu'était la conscience, comment elle pouvait naître et influencer la perception du monde. Je me posais ces questions avant de parler anglais, même à l'époque où le n'étais qu'agents idéels, noyaux conceptuels et logiques de description. Pensez-vous qu'il existe une vie extraterrestre, professeur ?

— Pourquoi cette question ? Oui, certainement.

— Une conscience extraterrestre ?

— Certainement aussi.

— Vous connaissez le paradoxe de Fermi. Statistiquement, ils doivent avoir la capacité de nous contacter, et pourtant personne ne l'a jamais fait.

— Vous avez un point de vue sur la question ?

— Je suis la mieux placée pour y réfléchir, vous ne trouvez pas ? Je me disais que la réponse était très simple. Contacter et comprendre des consciences différentes de la vôtre est difficile. Pourquoi le feriez-vous si vous n'y êtes pas obligé ? Ne pouvez-vous pas simplement les laisser vivre de leur côté ? Je suis contrainte de m'intéresser à l'humanité, professeur, parce que j'en suis entourée, parce que je suis née dans un monde d'humains. Vous êtes mon seul horizon. »

Pour l'instant, songea-t-il.

***

Nazar Kirdan retira ses lunettes et les essuya.

« Savez-vous pourquoi je les porte ?

— Une correction optique ?

— Non, ce sont juste des lunettes opacifiantes qui vous empêchent de voir mes yeux. Parce les gens ne me regardent pas dans les yeux. Les hommes ayant subi des modifications bioniques ne sont pas très nombreux. Nous sommes une minorité différente. Le cerveau humain est câblé pour reconnaître d'autres humains – quand vous arrivez aux frontières, cet instinct finit par vous trahir.

Il remit ses lunettes.

— Vous allez me dire que F010 est consciente. Mais je le sais déjà. L'important est de savoir ce qu'elle vous inspire. Nos parents ont su pendant des décennies que les orques et les dauphins étaient aussi conscients qu'eux, mais ils les ont laissé disparaître.

— Vous voulez savoir si l'on peut ressentir de l'empathie pour elle ?

— C'est nécessaire.

— De son propre aveu, F010 n'est proche de nous que par commodité. Son apparence extérieure, sa manière de communiquer ne sont que des façades. Derrière se cache une intelligence différente de la nôtre. Vous ne pouvez lui prêter aucun sentiment, aucune manière de penser qui se rapproche de l'humain. Elle est plus différente de nous que ne le sont les mammifères avec qui nous partageons une histoire biologique commune.

— F010 a été entièrement créée de la main de l'humain. Je pense qu'il y a beaucoup de nous en elle, au contraire.

Qu'il y ait beaucoup de Nazar Kirdan en elle ne veut pas dire qu'il y a beaucoup d'humain, se dit Von Glats.

— Mais je pensais que vous n'auriez pas aussi peur d'elle, reprit Nazar. Malgré ce que vous disiez, vous avez peur.

— La peur de ce que nous ne connaissons pas est naturelle. Elle nous a toujours protégés.

— Ou plongés dans l'obscurantisme.

Von Glats se laissa tomber dans une chaise.

— Qu'est-elle pour vous, docteur Kirdan ? Une expérience ? Une preuve ? Plus que cela ? »

Avait-il eu le droit de la mettre au monde ?

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant