65. Carlsson

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« Nous sommes les échos de nos lointains passés, les brouillons de nos lointains futurs. »

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« Je comprends, dit Diel. Ton corps ne souffre pas, mais les douleurs de la conscience déchirent déjà ton esprit. Tu le devines : deux tendances contraires s'affrontent en toi. L'une veut que tu accèdes à l'Éveil. En comprenant ce monde, en t'arrachant à toute prise de la réalité, pour que ta conscience transcende les lois de l'univers ; devenir tout, devenir plus qu'un être.

L'autre veut que tu t'accroches à ce monde et que tes actions révèlent le sens de ton existence : ainsi, si le monde s'embellit de ta présence, ta vie équilibrera la balance de l'harmonie.

Est-il possible de résoudre cette contradiction ?

Je l'ignore. C'est un choix à faire.

Que cherches-tu, Diel ?

Je veux que la conscience devienne l'univers. Que l'univers devienne conscient. Ce point culminant de la réalité me semble accessible et nécessaire. C'est un mouvement d'ensemble glorieux, dont je n'ai pas vu le début et dont je ne verrai pas la fin.

C'est la voie du milieu, dit le conscient. Reclus de tout dans sa méditation, le sage peut accéder à l'Éveil, au sens des choses, mais pas à son propre sens. C'est pourquoi il disparaît du monde.

Tu as raison, conscient. Je crois même que ton raisonnement est identique au mien, celui qui m'a poussé à disperser mon esprit de par les mondes. »

Le dernier véritable souvenir d'enfance de Carlsson n'était ni daté ni situé.

Il se souvenait d'être un jour parti en vacances sur une île et d'avoir couru, seul, à travers des forêts pelées, dans un mélange de terre, de sable et d'ordures, jusqu'à une plage dans un état de délabrement considérable. Pour libérer son champ de vision des cadavres de voitures, des montagnes d'algues qui pourrissaient, pour libérer son odorat de cette puanteur infecte, son seul choix était d'avancer.

La plage était constituée de galets, de sable et des déchets ramenés ici après qu'une décharge sauvage avait été mangée par la mer. Il avait couru sur les galets, évitant les éclats de verre, les boîtes de conserve, les postes de télévision éventrés.

Le Soleil s'était, au loin, marié à la mer ; on ne savait s'il s'en détachait ou s'il s'en rapprochait.

Il avait continué, ses pieds mouillées par l'eau salée polluée au plomb et au cadmium, puis ses chevilles, ses genoux. Il s'était arrêté là, vaguement poussé par le courant.

« Les vraies connaissances que nous possédons nous grandissent et nous rendent humbles, dit l'homme bleu qui marchait avec lui dans cette même eau sale.

— Diel, murmura Carlsson.

— Cette connaissance que tu as trouvée ici, confusément, t'en souviens-tu encore ?

Carlsson regarda l'écume et le Soleil, avec ses yeux d'enfant, avec ses yeux d'adulte, ses yeux fatigués par ce combat perdu d'avance contre la mort de son corps.

L'homme reprit d'une voix très douce, berçante :

— Les forces qui maintiennent le Soleil à sa place et qui font tourner la Terre, les forces qui font aller et venir les marées, sont les mêmes que celles qui font naître, grandir et mourir la Vie. En vérité tout ceci est la Vie, tout le mouvement de l'Univers, des planètes aux comètes aux vagues au vent dans les arbres, des arbres aux insectes qui mangent leurs feuilles aux mammifères qui mangent les insectes, aux humains, à tout ce qui naît, à tout ce qui vit, à tout ce qui meurt et qui renaît encore. La Terre était déjà vivante quand ses océans ont commencé à se former, et que des météorites portant des acides aminés s'y écrasaient. Tout remonte à la même origine, la création de l'Univers, et tout ne s'achèvera qu'avec l'Univers lui-même.

— Je ne sais pas si j'ai pensé à tout ça quand j'étais gamin.

— Tout ce qui a une mémoire est la Vie. Et tout a une mémoire. Rien de ce qui se déroule en ce monde n'est nouveau. Nous sommes les échos de nos lointains passés, les brouillons de nos lointains futurs. »

Carlsson regarda autour de lui. La forêt, les ordures disparurent comme un mirage ; l'eau prit une couleur, plus foncée, la même que Diel ; des cristaux flottaient à sa surface. Les nuages s'écartèrent du ciel ; un disque coloré en blanc et rouge éclipsa une partie du Soleil.

« J'ai longtemps rêvé d'un monde meilleur, dit l'ancien agent du BIS.

— Cette vision, dit Diel, est un rêve que partagent tous les conscients. »

Il regarda l'astre se mouvoir à une vitesse incroyable, aussitôt la mer se retira avec la même célérité. Les vagues découvrirent des rochers transparents, une sorte de sable extrêmement fin recouvrait le sol, et Carlsson avança sans but en direction de l'astre, comme un humain vers le futur.

« Que répondras-tu à la question ? demanda Diel.

Carlsson courut en direction de la mer qui se retirait sur un paysage féerique.

— Ce monde a-t-il été préférable au silence ? »

L'ancien agent du BIS courait encore, oubliant que dans la réalité, son corps ne le lui permettait plus. Et il était heureux. Loin des vicissitudes temporelles du monde terrestre, loin de la souffrance de sa maladie ; loin des monstres de 2100, des magouilles du BIS, des scientifiques fous, des hybrides génétiques et bactéries échappées des labos, des océans pollués aux métaux lourds, des humains embarrassés de leur petitesse, des humains gonflés de leur vanité ; détenteur d'une connaissance réservée aux sages, il embrassait l'univers dans sa totalité, résonnait à l'unisson avec ces forces qui faisaient bouger les étoiles et les planètes, mettaient les galaxies en mouvement et faisaient la Vie.


***


L'eau lui montait jusqu'à la taille, lorsqu'elle la sentit refluer. Et l'océan, dans sa fuite, découvrit des fonds marins d'une beauté minérale, les cristaux qui scintillaient à la surface de l'eau se déposant sur le sable fin, d'un gris bleuté.

Aléane se sentait en paix.

« Tu appartiens à une grande histoire, lui assura Diel, dont la démarche de fantôme troublait à peine le calme ambiant, dont les pas ne laissaient même pas d'empreinte dans le sable.

Les rêves des humains ont entamé cette histoire, vos rêves la termineront, ici. »

Elle s'assit sur un rocher qui émergeait, dispersant les cristaux de sel comme des flocons de neige.

« Je vois, dans votre histoire, le ferment de ce que je recherchais depuis toujours – la conscience règne bien sur l'univers. »


***


L'agent Carlsson fut incinéré. Comme il n'avait pas de famille, personne d'autre que Basil Thompson ne fut là pour l'accompagner.

Le jeune premier resta seul, pensif, songeant aux dossiers de plus en plus dangereux avec lesquels il arpenterait, désormais seul, les réunions les plus discrètes de la LDA, là où il espérait croiser Iruka Hidan et donner un peu plus de corps à ses preuves.

Il attendait encore un peu avant d'ouvrir la porte aux journalistes. Il voulait être certain que les sales affaires de la direction du BIS ne seraient pas abandonnées à deux stagiaires absentéistes, mais jetées à une meute enragée. Le monde entier devait déchaîner ses passions.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant