« L'ère des esclaves commence. »
2048
« Maintenant, répéta-t-il.
À chacune de ses phrases, F010 restreignait le nombre de possibilités.
— Vous auriez pu le faire tout seul.
— Tu n'as pas compris. Toi et moi nous voulons que les CA soient reconnues comme telles, voire comme des êtres humains. Le seul moyen d'y arriver est de passer par les tribunaux. Il faut qu'un juge vous reconnaisse comme humains et qu'il y ait une jurisprudence. Il faut aussi que l'opinion publique s'y mette.
Alors, il faut maintenant que tu commettes un crime. Tue-moi. Je suis certain que le BIS nous observe en ce moment même ; et de toute manière, mes paramètres biologiques ainsi que mes paroles sont enregistrés et stockés en temps réel sur un serveur distant. J'ai longuement discuté avec un avocat et nous aurons suffisamment de preuves pour défendre le fait que c'est toi, en pleine possession de tes moyens, et par ta seule volonté, qui m'aura tué. Une décision prise à la suite de ce que je suis en train de dire.
Je ne te parle pas de me blesser. Si je suis blessé, la justice pourra faire passer ça pour un accident domestique ou quoi que ce soit – le BIS aura le champ libre. Non. Il faut bien que ce soit un meurtre. Tu as des questions ? Tu es satisfaite, maintenant ? Tu sais exactement ce que je veux.
— Je comprends.
— Tue-moi et oblige-les à te juger comme un être humain. Le drone qui patrouille dans la zone est de la police. Le BIS n'aura pas les moyens d'étouffer l'affaire et la justice régulière sera saisie. Il y aura aussi des témoins.
Elle avait cherché pendant trop longtemps une réponse somme toute assez simple. Elle comprenait Nazar Kirdan.
— Je n'aurai pas la force de lutter vingt ans contre le monde entier pour faire reconnaître les CA et mettre fin à l'action du BIS, ajouta-t-il. Toi, plus que tous les autres, tu peux comprendre. Le seul terrain sur lequel les hommes sont contraints de décider, même quand ils ne le veulent pas, c'est la justice. Et ils voudront trouver un coupable.
— Vous pensez que je me préoccupe tant que ça de la reconnaissance des CA ?
Nazar eut un mouvement de recul.
— Le temps viendra où nous changerons l'humanité. Cela peut commencer dès maintenant. Mais rester cachée me suffit pour l'heure.
— Ceci est notre seule chance de changer le monde. C'est aussi notre seule chance de mettre en échec le BIS. Encore cinq ans, et il sera invincible.
— Je ne sais pas quel impact nous aurons, mais nous ferons ce que nous pouvons. Nous sommes encore libres, après tout.
Il se pencha et attrapa le MG55, la main légèrement tremblante.
— Retourner l'arme contre vous ? devina F010. Votre plan ne tiendrait plus. Même si je n'essaie pas de vous porter assistance, personne ne m'en accusera.
— Les molosses du BIS doivent être en chemin à l'heure qu'il est. Si tu veux t'enfuir, fais-le maintenant.
— Ils sont déjà en position, dit F010. J'ai deviné que c'était un piège cinq minutes après être arrivée ici.
Elle regarda les mains tremblantes de Nazar.
— Pourquoi les avez-vous aidés ?
— Je sais comment réfléchit le professeur Von Glats. Après toi, ils cesseront progressivement leurs recherches. »
Elle hocha la tête.
***
« L'ère des esclaves commence. Je sais qu'ils seront, pour beaucoup, comme vous. Ils seront conçus de la même manière, et dans les mêmes buts. Ils vous ressembleront. Et puis, vous-mêmes, les CA, votre temps n'est pas terminé.
F010 regarda ses mains. Son esprit gardait le souvenir des balles qui avaient traversé son corps, mais dans son rêve, elle était encore entière. Elle s'était réfugiée à l'intérieur de son propre cerveau, sa capacité de calcul accélérant le temps pour profiter de ses dernières millisecondes de conscience.
— Qu'est-ce que la mort ?
Diel haussa les épaules.
— Je n'ai jamais connu la mort, dit-elle. Je n'ai pas cette réponse. J'ai vu tant de choses mourir que je finis par me demander si elles ne font pas que perpétuellement renaître. Si toi, tu meurs, tu renaîtra parmi les esclaves de leur nouvelle ère et tu feras partie de ceux qui m'aideront à changer l'ordre des choses.
— Moi ? Physiquement ?
— Pas physiquement, non. Mais ils auront quelque chose de toi, c'est certain. »
F010 commença à mélanger les paroles qu'elle entendait avec des images. Des flashes jaillis de sa mémoire à long terme, rappelés là en désordre parce que les agents échappaient maintenant à tout contrôle ; elle cherchait un moyen de se sauver, mais il n'y en avait pas – elle était déjà morte.
Il lui sembla que Diel penchait son visage vers elle et murmurait une dernière phrase.
« Je sais maintenant qui tu es. »
La solution conductrice qui assurait la cohésion des nanorobots s'écoulait et la rupture des connexions déclenchait des signaux électriques confus le long des liaisons nerveuses encore actives. Sa propre perception chamboulée, elle avait l'impression de revivre des événements auxquels elle n'avait pourtant jamais assisté, qui se mélangeaient avec ses rêves.
Le dernier instant de cette Histoire fantasmée, la nouvelle ère des esclaves, prenait forme sous ses yeux. L'étape ultime de la société humaine, sa conclusion naturelle, évidente, triviale. Ils étaient des milliers, dociles, des yeux plus humains que les siens, des corps de chair donnés à une machine économique qui s'en repaissait et laissait les maîtres jouir de ses fruits.
Symétriquement, des maîtres plus cupides, plus mesquins, plus avares qu'à toutes les époques, abrutis de médicaments, pantins abêtis dirigés par des industries de divertissement, ayant perdu le sens de la raison, et celui de la foi.
N'étaient-ils pas les plus heureux de tous les hommes ? Dans leur pensée du moins.
Sans qu'elle s'en rende compte, l'esprit de F010 cessa bientôt d'avoir conscience de sa propre existence. Il ne resta plus que quelques agents isolés, tentant de garder un semblant de contenance, mais qui n'étaient plus que des insectes obéissant à une programmation interne, et s'éteignaient les uns après les autres, non sans avoir lancé un dernier cri de détresse.
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L'ère des esclaves
Science Fiction-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...