54. Commerce

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« Iruka était juste quelqu'un qui gagnait son argent en trimballant des colis d'un point à un autre. »

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Iruka Hidan n'avait pas débarqué en Europe par gaieté de cœur. Iel sentait que le vent tournait en Amérique et qu'iel était temps de s'enterrer sur le vieux continent.

Le Parti pour la Gouvernance Mondiale, même s'il n'en faisait pas encore un thème de campagne, détestait les autonomes. Ce qu'il partageait avec les Élus. D'ailleurs, il partageait bien plus qu'une convergence d'idées avec ce vieux serpent de mer. Tout le monde le pensait tout haut et le disait tout bas.

Que le PGM grimpe à un rythme constant dans les sondages et lorgne maintenant sur la présidence – tout en annonçant que son premier fait d'armes, arrivé là, serait d'abolir la Constitution, et tant pis s'iel faut faire exploser l'ensemble de l'État, le nôtre sera éternel, donc nous aurons le temps – cela échappait complètement aux lois de la raison, comme tout en politique.

Donc, lae voilà en Europe, à refaire ce qu'iel savait faire, dénicher des réductions et des bonnes affaires.

« Vous êtes arrivé à votre destination. »

Ah, merde.

Iel voulait se faire déconnecter définitivement la puce intracrânienne avec une opération non invasive, et évidemment, à deux mois à peine du jour J, iel avait changé de continent et laissé sa chirurgienne en plan. Ce n'était pas la médecin qui allait être ennuyée, vu le nombre d'opérations de puces qu'on faisait, mais Hidan n'allait pas se coltiner un retour en Amérique en bateau pour rentabiliser ce que lui avait coûté la réservation de l'opération. Déjà parce que l'aller-retour revenait dix fois plus cher.

Cela faisait des mois qu'iel n'avait pas dormi correctement. Tout l'énervait facilement, aussi bien le jour de retard du transport, que l'hôtel trop cher en attendant un logement fixe, et maintenant le centre bondé.

Iel regarda alentour. Grande entreprise mondialisée, BD ne faisait pas de différence entre les pays – de toute façon, chaque centre était une ville en soi, entière propriété de la firme tentaculaire. Celui-ci était plus grand que les autres, parce qu'il rassemblait un centre de formation, un centre d'élevage, un centre de vente et une usine de fournitures.

Biodynamics gardait la mainmise sur tous les sous-traitants qui assuraient sa stabilité économique : uniformes, nourriture, médicaments...

Somnambule, Iruka parcourut les couloirs. Iel achetait aujourd'hui trois autonomes. On lui avait donné une fourchette de budget pour chacun.

Pourquoi est-ce que les gentes n'achètent pas les autonomes iels-mêmes, après tout ?

Iel y avait ce gars, un peu épais, qui lui avait dit d'un air plein de condescendance « j'ai besoin de quelqu'un qui connaisse le marché ». Comme si ce marché-là avait ses propres codes. Iels se faisaient des idées. Ce marché était comme tous les autres ; on y criait un peu, on y négociait vraiment peu, et on se faisait avoir par le vendeur. Oui, la plupart des gentes devaient lae voir comme unae négociante en esclaves et iels avaient la tête encore pleine de fantasmes arriérés. Iruka était juste quelqu'un qui gagnait son argent en trimballant des colis d'un point à un autre.

Les autonomes ne s'achetaient pas toujours sur Internet. Biodynamics encourageait ses clients à venir en personne : centres commerciaux et parcs d'attractions jouxtaient souvent les centres des ventes. Choisir sur place permettait donc parfois d'avoir des promotions avant tout le monde, et de passer une bonne journée.

Iruka avait bien compris que son client ne voulait pas perdre de temps à se rendre dans le centre, mais ne souhaitait pas non plus avoir le sentiment d'expédier son choix. Peu importe. Son budget collait au bas de la catégorie 1. Iel n'avait qu'à trouver une réduction.


***


En catégorie 1, Aléane s'attendait à cette banlieue résidentielle, à cette petite maison cossue, à la famille fortunée qu'elle devinait derrière la porte.

Elle avait été mise en vente pendant une heure à peine, avant qu'Iruka Hidan ne l'achète pour 30 199, 99 eurodollars.

« Bonjour, numa, dit une dame bien habillée qui avait négligé de retenir son nom.

— Bonjour, Ms Foster, j'ai votre colis. »

Ne pas prononcer plus de mille mots le premier jour et plus de cent les suivants. Prélude à la discrétion qui permettrait aux humains d'accepter parfaitement leur nouvelle domestique.

Face au maquillage déraisonnable de Ms Foster, Aléane devina qu'elle avait affaire à des parvenus, émergés après une dizaine d'années de réussites sociales, une affaire qui marche bien, une entreprise florissante. Elle finirait par tout deviner.

« Comment s'appelle-t-elle ? » dit l'humaine en observant Aléane avec un air attendri.

Lae commis désigna les étiquettes sur l'uniforme. Iel mit dans les mains de l'autonome un carton contenant un mois d'alimentation, trois uniformes complets et d'autres commodités – peigne, maquillage... tout le contenu du package « catégorie 1 ». Puis iel salua Ms Foster et prit la route.

« Bonjour, Aléane, on t'appellera Aléane. »

Économe, elle n'avait pas dit encore un seul mot, mais pour rassurer Ms Foster qui semblait inquiète de son détachement :

« Oui, numa. »

Et le son agréable de sa voix sembla la ramener à la réalité, une réalité dans laquelle quelqu'un serait attitré à l'entretien de cette maison et de ses occupants. Joviale, elle entra à l'intérieur et héla son mari.

Mr Foster était un homme de grande taille, qui portait la moustache avec dignité.

« Les voisins vont nous l'envier, dit-il à sa femme. Bon, chérie, tu lui expliqueras ce qu'elle doit faire.

— Oui, oui. »

Et si elle ne savait pas, Aléane devinerait.


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Coucou.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant