67. Denrey

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« Albert Denrey est un homme très désagréable, voyez-vous. »

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Albert Denrey n'avait pas de domestique autonome. Ses trois aides étaient parfaitement humains – immigrés de deuxième génération, des enfants de réfugiés climatiques – et il les payait rubis sur l'ongle.

Il faut dire qu'il n'avait pas de problème d'argent.

On disait du vieil homme qu'il ne devait pas apprécier les autonomes, puisque ces derniers auraient fait le même travail pour six fois moins cher, mais pourtant sa générosité était parfaitement connue.

« Je le trouve un peu... ostensible, voyez-vous.

— Qu'entendez-vous par là ? attaqua le journaliste.

— C'est comme si nous devions subir chaque jour la success story d'Albert Denrey. Un homme parti de rien, et qui réussit en écrivant des livres – par franchement des chefs d'œuvre littéraires, d'ailleurs, si vous voulez mon avis. Que seul un éditeur numérique inconnu avait accepté de publier, d'ailleurs, alors que trente ans plus tard il vient de monnayer pour des millions d'eurodollars les droits d'adaptation de Chrome au cinéma. Je le trouve ostensible, lorsqu'il se ramène pour faire la morale au monde entier, distribue son argent aux associations caritatives tel le Christ distribuant les pains, et va se retirer dans sa propriété. Ostensiblement, on le voit utiliser toujours la même voiture, remettre les mêmes costumes d'un jour sur l'autre, comme s'il se jouait du monde des paillettes et du succès, comme si insidieusement, il crachait du venin sur tous ceux qui ne font pas comme lui. Albert Denrey est un homme très désagréable, voyez-vous. Pas étonnant qu'on le voie si peu. Personne ne peut l'encadrer.

— Bien, numa Stevl... reparlons un peu de votre livre qui paraît aujourd'hui...

— Ah, oui, très bien. C'est une histoire assez complexe, voyez-vous, une ode au surréalisme et à la poésie. Alors, cela ne plaira pas sans doute à l'intelligentsia moderne, mais c'est un pamphlet contre l'hubris dont il est si facile de se parer, lorsque l'on dévale des marches de quelque tapis rouge, s'imaginant que l'on a compris quelque chose de plus que les autres... un peu comme ce cher monsieur Denrey, d'ailleurs, mais n'en parlons plus.

— Vous avez dû réfléchir assez longtemps, si je ne me trompe pas...

— Oui, ce livre paraît après plus de dix ans de réflexions personnelles... j'en ai fait, voyez-vous, une arme de combat, oui, le mot est juste, il faut combattre ceux qui dévaluent la puissance de l'écriture en faisant tout et n'importe quoi, de la fiction sans queue ni tête, des histoires abracadabrantesques, de véritables fouillis romantiques où l'on ne sait plus très bien ce qu'il se passe, si le réalisme est visé ou non, sans que les personnages n'aient aucune substance... creux comme les modernes qui ont pris plaisir à balayer nos pronoms pour des raisons fallacieuses, alors que la langue est très bien comme elle est, n'est-ce pas ? Pourquoi évoluer encore ? Creux comme les hommes d'aujourd'hui, des discours qui sonnent faux, eux-mêmes copiés d'autres bouquins, et puis toujours ces histoires qu'on croirait préparées sur un coin de nappe, ces scénarios répétitifs, alors que oui, dès à présent, il nous faut donner un coup de balai dans tout cela. Arrêtons la prose ronflante de ces auteurs de science-fiction et de littérature fantastique – fantasque, pardonnez-moi le calembour. Elle manque considérablement de sentiments, de créativité, et puis, de vraisemblable... »

Albert Denrey coupa le son du télécran. Stevl était mieux quand on ne l'entendait pas parler. Puis il coupa le télécran tout court. Il se sentait bien mieux.

Ses os se rappelèrent à son bon souvenir lorsqu'il s'assit à son bureau. Un vieux bureau de travail. Avec un vieil ordinateur, qui n'était pas relié à Internet – officiellement – et sur lequel il écrivait.

« Adeline, appela-t-il, s'il vous plaît...

— Oui, Albert ? »

Ses trois aides avaient cessé de donner du « numa » quand le vieil homme leur avait fait comprendre que tout ce dont il avait besoin, c'était d'un peu de compagnie et de prévenance, pour pouvoir la rendre à son tour.

Tous dans la confidence, ils formaient sa première ligne de défense, son premier rempart. Ils savaient qu'Albert Denrey n'avait jamais écrit de livre lui-même et n'était que l'instrument d'une autre personne qui ne voulait pas passer sous le feu des projecteurs. Ils ignoraient en revanche le nom de cet inconnu. Leur employeur était un homme très agréable, qui vieillissait lentement, ayant abandonné l'idée de recourir à la médecine moderne pour grappiller des années supplémentaires.

« Je travaille ce soir. Pourrez-vous m'apporter un thé à la menthe, et veiller à ce que personne ne me dérange ?

— Oui, Albert », dit la jeune fille en laissant la porte entrouverte.

Tous les trois étaient des jeunes gens très agréables. Ils avaient leur chambre dans la vieille maison et y étudiaient sans cesse. Albert Denrey n'en occupait qu'une seule pièce, ce grand bureau qui faisait aussi bibliothèque et chambre à coucher.

Il appuya sur un bouton et les stores se fermèrent lentement.

Un immense tapis dont on lui avait fait cadeau occupait la moitié de la surface. Les murs étaient garnis de bibliothèques, pas moins de quatre meubles différents des années 1900, un miracle de conservation, de vraies pièces de musées en bois massif. Chacune dédiée à différents types d'œuvres : ses livres préférés, ceux qui le faisaient rêver ou réfléchir, ceux qu'il devait absolument lire, ceux enfin qu'il avait prétendument écrits.

Albert soupira d'aise. Il avait de plus en plus de mal à se lever de ce fauteuil, ce qui le conduisait à travailler de plus en plus tard, jusqu'à s'endormir à son bureau.

Adeline entra promptement et posa une tasse de thé fumante sur le bureau, avec le sucrier.

« Merci beaucoup », dit Albert en souriant.

Puis il se mit au travail.

Il ne rencontrait Adam qu'une fois par an depuis le début de leur partenariat. Ce dernier lui envoyait trois livres par an, en le laissant libre de choisir ce qu'il allait en faire. Albert les lisait et relisait, puis les envoyait tels quels à l'éditeur, qui se frottait les mains, annonçait un succès commercial, attrapait un maximum d'argent lorsqu'il tombait, laissait une petite part au vieil Albert, lequel distribuait à son tour, et finalement un infime pourcentage de la vente des livres parvenait à Adam lui-même.

Albert n'avait jamais eu beaucoup de détail sur ses activités, mais il savait qu'elles concernaient les autonomes. Il imaginait vaguement qu'Adam soutenait la LDA. Ce dernier ne voulait pas lui dire. Peu importe. Albert avait fini par se faire à sa situation, il était heureux de pouvoir dilapider sa fortune en actions caritatives, déclenchant l'ire de ses gestionnaires successifs, faisant se vider les comptes aussi vite qu'ils se remplissaient, à tel point que l'administration était un jour venue enquêter sur une possible évasion fiscale.

L'ordinateur qu'il avait dans son bureau était connecté à Adam. De manière directe, à travers l'inextricable toile de l'Internet, l'androïde lui envoyait des livres que jamais aucune main n'avait écrits, puisque son cerveau était un ordinateur.

Ce soir, encore un nouveau tome de Chrome, l'avant-dernier, qu'il faudrait à nouveau apprendre, dont il faudrait s'imprégner, pour être en mesure de répondre aux questions, d'en faire la publicité... Albert Denrey avait toujours peur que son esprit flanche et que l'on commence à avoir des doutes. Alors, comme un étudiant, il bachotait, il révisait sans cesse ; chaque rencontre littéraire, chaque séance de dédicaces était un examen, et il ne tenait qu'à un fil que le monde se transforme en une forêt de soupçons.

« J'ai besoin de te rencontrer », avait ajouté Adam à la fin du document, avec des coordonnées chiffrées. Pour le seul plaisir d'échanger avec son vieil ami.


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...Encore un personnage !

Albert Denrey est à Adam ce que je suis à Potiron (excepté que Potiron est vraiment très, très loin de la conscience).

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant