61. Novum

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« Mais Novum, ce n'est rien. »

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De cette affaire, Biodynamics sortit grandie auprès du public. Aucune mort humaine à déplorer. Les Élus, odieux instigateurs de l'attaque, n'avaient qu'à bien se tenir.

Noël Douglas nageait en eaux troubles.

Il ne put cacher sa surprise de voir Nov Lattag occuper un des fauteuils de son bureau. Le technocrate s'apprêtait à démissionner du BIS pour rejoindre officiellement la formation politique du PGM. Abi Pommel, au contraire, restait le directeur indéboulonnable.

« Je suis étonné, monsieur Douglas.

Et moi donc.

— Votre secrétaire a l'air très bien, mais c'est une androïde. J'aurais pensé que vous auriez une armée de domestiques autonomes.

— Que voulez-vous. Ça m'étonnerait que Richard Li qui veut nous faire manger ses farines d'insectes à toutes les sauces s'en goinfre lui-même au petit-déjeuner.

— La comparaison est intéressante. Dites-moi, avez-vous peur des autonomes ?

— Ne commençons pas cette conversation, grogna Douglas malgré son calme naturel de politicien. Je l'ai déjà eue trop de fois depuis six mois.

— Moi, je n'en ai pas peur, rassurez-vous. J'ai suivi cette affaire de très près. La révolte était une mascarade, personne n'a vu que c'était la partie émergée de l'iceberg.

— Permettez-moi de m'opposer à cette comparaison, vu l'état actuel de nos icebergs.

D'un simple geste, Nov Lattag fit savoir qu'il était sérieux.

— Des éléments protègent actuellement les autonomes. Et nous ne les avons pas vus venir. Ce sont eux, notre prochain défi. Après les Élus qui se sont naturellement détruits et dispersés, une nouvelle menace nous attend, plus vaste encore. »

Naturellement détruits.

Alors, c'était ça, l'objectif ? Douglas savait comme tout le monde que Lattag et Pommel étaient des rescapés des Élus, que le PGM en était une émanation et qu'ils poursuivaient maintenant des buts politiques. Et c'était ça leur plan ? Créer un grand adversaire, une conspiration faisant intervenir les autonomes ?

« Je n'y crois pas, dit Douglas.

— Que pensez-vous de la LDA ?

— La Ligue de Défense des Autonomes nous a bien cassé les pieds, maintenant ça s'est calmé.

— Pensez-vous que des éléments de la LDA pourraient s'être tournés vers ce genre d'action ? Je suis persuadé que les autonomes avaient un soutien humain pour leur opération dans votre centre des ventes. Vous savez que quelqu'un a piraté un satellite d'observation gouvernemental, exprès pour masquer leur fuite.

— Je croyais que seuls les Élus savaient faire ça.

— Il n'y a plus d'Élus ! s'exclama vivement Lattag. Ils sont morts et enterrés. Mais maintenant, il y a d'autres menaces.

— Et je ne peux rien y faire, dit Douglas.

— Je ne voudrais pas, après ce que monsieur Pommel a dit de Biodynamics, que vous croyiez que nous sommes contre vous.

— Pourtant vous avez autorisé Novum à produire des hybrides, autorisation que nous étions tacitement la seule à avoir jusqu'à maintenant.

— Mais Novum, ce n'est rien.

— Vous savez ce que ça va donner.

— Vous n'aviez qu'à détruire la bactérie de Kleen plus vite.

— On l'a fait, pourtant, on s'est cassé la tête avec !

— Vous, pas, Douglas – vos chercheurs se sont cassés la tête. Des humains qui resteront les mêmes s'iels passent chez Novum.

— Vous êtes pour Novum, c'est ça ?

— Non. Je suis pour la stabilité. J'en ai assez que tout change. Biodynamics est bien installée, et elle ne doit pas sombrer.

Il regarda sa montre.

— Ah, nous y voilà. Attendons quelques instants.

— Attendre quoi ?

Derrière eux, la porte de verre s'ouvrit et un employé surgit en haletant :

— Monsieur Douglas, pardonnez-moi de vous déranger, mais il y a eu une explosion au centre de recherche de Novum. Des employés ont déclaré que c'était un accident dans leurs recherches, mais ce n'est pas sûr.

— Bien, bien, laissez-moi je vous prie. Rappelez si la presse exige un mot de ma part.

Douglas était concentré sur Nov Lattag, son air de triomphe modeste.

— L'information a fait le tour de la planète en une minute, dit ce dernier à demi-mot. Novum n'existe déjà plus. Vous voyez ? Les choses bougent vite. »

Douglas reprit son sourire de circonstances.

Il ne voudrait pas traiter avec cet homme si jamais il arrivait au pouvoir.

***

Aléane passa dans cinq villes successives, trimballée dans des trains de marchandises, du rayon « occasion » d'un comptoir de Biodynamics à une vente aux enchères dans la salle des fêtes d'un patelin perdu dans une campagne inaccessible.

Elle fit un deuxième travail de domestique dans une entreprise qui fit faillite six mois après son arrivée.

Après deux emplois différents, devenue moins attirante pour le marché que les autonomes neufs, on ne la proposait plus qu'à 7000 eurodollars. Lointaine époque que celle où elle était encore habillée de vêtements neufs et où son étiquette était virtuelle – pas comme ces bouts de papier qu'on lui collait pendant ces après-midi où elle laissait dériver son esprit.

Les gens qui la regardaient devenaient de plus en plus louches.

Le documentaire sur le commerce des autonomes l'avait un peu éclairée sur ce qu'ils avaient derrière la tête. Elle espérait finir par être refourguée dans un pays plus pauvre, ou à une famille en manque de moyens, ou bien encore à un entrepreneur peu regardant. Mais les humains voyaient les autonomes « de seconde main » comme déjà bons à rien, aussi usés qu'eux après cinquante ans de labeur. Le grand public était attiré par les paillettes de Biodynamics plus que par l'atmosphère secrète des salles des ventes. Dans celles-ci, on retrouvait quelques jeunes échappés de leur petit monde en quête de transgression, et de véritables criminels qui alimentaient leurs marchés respectifs.

Une femme s'arrêta devant elle, hissée sur de hauts talons ; la regarda sous toutes les coutures, examina ses dents. Elle était violemment maquillée et empestait un parfum bon marché. C'était une technique comme une autre pour faire tourner les têtes, au sens propre, étourdir ses adversaires. Les violentes couleurs des plantes carnivores attirent les insectes ou les anesthésient ; une fois arrivés trop près, ils n'ont plus aucune chance.

Aléane n'était pas humaine et ne s'arrêtait pas aux apparences. Elle avait deviné que cette femme était une marchande de mort.

Elle avait deviné qu'elle l'achèterait. La suite, en revanche, se diluait en hypothèses.

À l'issue de la vente, à peine descendue de cette maudite estrade, on lui injecta une dose de calmants qui aurait tué un bœuf, et elle tomba sans pouvoir résister.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant