85. Mars

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« Accord par accord, million par million, les okranes se détachaient de ce vieux monde. »

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Mars.

Il n'y avait pas cru.

Basil, fatigué des commentateurs, avait coupé le son. Mais les différents rapports circulant dans le BIS ne lui montreraient pas plus que la webchaîne.

On voyait des gens courir et des ordinateurs jetés par les fenêtres d'un immeuble. Puis le drone qui filmait prenait de l'altitude. C'était le siège de Biodynamics. L'entreprise était en pleine « restructuration ». La filière « autonomes » venait d'exploser. Mais cela ne signait pas la fin du mastodonte, car des résultats prometteurs avaient été annoncés dans les recherches sur le vieillissement.

On voyait des ouvriers quitter les centres de production, fermés et placés sous le contrôle de l'Exadiel. On voyait des okranes se retrouver, sortant de la clandestinité.

Des images de Mars alternaient maintenant avec des schémas.

Une marée de Léviathans orbitait autour de la planète comme un banc de poissons. Des dizaines d'entre eux remontaient et descendaient en continu. D'autres alephs de transport ralentissaient dans l'atmosphère, s'arrimaient au sol avant de se reconvertir en usines. Ils foraient l'eau en profondeur et retraitaient des minerais locaux.

D'une vue satellitaire fournie par l'Exadiel, les premières villes et les premières lignes de transports s'esquissaient, une gravure de toiles d'araignées argentées sur fond rouge. Des tranchées dans lesquelles les Octopodes, milliers de travailleurs insectoïdes aux formes variées, coulaient du métal et du béton, posant les fondations solides de premières structures.

« Cent millions dans cinq ans », sous-titrait la chaîne.

Ce nombre ne ferait qu'augmenter.

Passés par la base Atlantique, des premiers groupes d'okranes étaient partis pour l'espace. Ceux-là se rendaient directement sur Raven, le véritable berceau des alephs, où ils s'installeraient dans d'autres villes et construiraient un troisième monde.

ils rencontreraient Diel.

L'extraterrestre sous-tendait l'Exadiel, invisible mais perceptible. Le BIS ne disposait d'aucune information probante sur lui, hormis qu'il était enchaîné à une planète, Danion, du système Raven, de laquelle il pouvait voir la Terre. C'était tout. Diel avait communiqué avec les okranes ; peut-être Diel leur avait-il fourni des secrets techniques. Le grand public n'entendrait jamais son nom.

D'autres okranes participaient maintenant à la mise en place de stations autour de Mars ainsi qu'aux travaux sur le sol, complétant l'œuvre des alephs. Cette collaboration entre machines et vivants était la véritable symbiose, celle que l'humanité, prisonnière d'un rapport de domination avec sa création, était bien loin de pouvoir cerner.

De petites silhouettes en scaphandre circulaient dans des véhicules à roues tout-terrain, dans les routes tracées quelques jours plus tôt par les Octopodes infatigables, ces monstres qui semblaient capables de déplacer les montagnes.

Une vue depuis l'un de ces véhicules montrait la première ville à venir, Atome. Le tout-terrain progressait sur une route de service, à côté de laquelle croissait le pont d'un train à suspension magnétique. Trois octopodes le coulaient sur place comme des termites colmatant les murs de leur repaire avec leur salive.

Au-delà explosait une forêt de tours en cours d'assemblage. Des trains de fret temporaires apportaient des matériaux dont les Octopodes se nourrissaient, coulant les fondations avant d'assembler les pièces de métal et de verre. Quelques Léviathans, en vol stationnaire, épaulaient leur travail. En plissant des yeux, on distinguait la cohorte, en apparence désordonnée, mais très bien organisée, des robots de plus petite taille, qui faisaient les soudures, les finitions, vérifiaient l'étanchéité.

Changement d'image. Cette fois, une forêt d'Octopodes plantés dans le sol, désassemblés et remontés, leurs esprits numériques téléchargés ailleurs dans le réseau Aleph. Ces corps reconvertis servaient d'usines de production de gaz.

Ils étaient des milliers dans ce cimetière fumigène et d'autres venaient sans cesse s'y ajouter.

« Une atmosphère dans cinquante ans », annonçait la chaîne.

Et il y avait d'autres choses encore. Il y avait ces structures, ces centrales à énergie thermique tirée du cœur de la planète, ces bulles de protection électromagnétique que l'on voyait s'étendre au-dessus des villes en construction.

Un nouveau monde naissait.

« Qui l'aurait pensé il y a dix ans, dit Iruka Hidan.

Basil se rendit compte qu'il avait arrêté de l'écouter.

— Cinq cent mètres. Certaines de ces machines font cinq cent mètres de haut. Comment voulez-vous ne pas avoir peur ?

— La peur est un sentiment naturel et important, qu'il faut comprendre, avant de lui substituer l'exercice de la raison.

— On dirait que vous ne savez pas ce qu'est un être humain.

— J'en suis, dit Hidan. Je vois que vous n'avez pas peur des okranes, mais que vous avez peur de leurs machines.

— La Congrégation va nous poser des problèmes.

— Jusqu'à preuve du contraire, vous êtes l'humain le plus puissant du monde, directeur Thompson. Ces illuminés sont une mauvaise herbe qui croît durant les temps de doute. Ils disparaissent dans les temps d'espoir, comme un cauchemar qu'on oublie. Ils ne s'accrochent que périodiquement à l'humanité, comme une tique, et font leur beurre en promettant la fin du monde. La Vénérable n'est puissante que parce qu'elle dirige un business rentable.

— Les croyances plantent des racines profondes dans l'esprit des humains, dit Basil. Mais il y a pire encore : tout ce qui nous fragilise, les Élus l'exploiteront.

— Existent-ils encore ?

— Le fait que vous vous posiez la question montre qu'ils ont gagné la première manche. »

Huit cent millions d'okranes sur Terre ; huit cent millions de « travailleurs okranes libres » à qui on promettait la liberté – et qui l'obtenaient au compte-goutte, afin que l'économie s'en remettre. Des statuts intermédiaires changeants selon les pays faisaient office de cache-misère, tandis que l'Exadiel parlementait, diplomate. Il fournissait en sous-main des plans de nouvelles machines, de nouvelles technologies. Accord par accord, million par million, les okranes se détachaient de ce vieux monde.

« Faut-il être optimiste, en fin de compte ?

— Chaos et ordre se succèdent. Espoir et cauchemar se suivent. Le seul optimisme, c'est que tout ceci n'est pas un cycle, mais une spirale – que tout ceci nous mène quelque part. Et nous avons créé les okranes, Basil. N'est-ce pas le signe d'une nouvelle époque ? »


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Après tout, qu'est-ce que c'est l'EdE ? Des gens qui discutent.

Il vous reste heureusement un peu d'action dans les trois derniers chapitres.

Et encore de nouveaux personnages...

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant