35. L'ombre des Élus

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« Les destins semblent toujours se croiser. »

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Comme tous les visiteurs, l'homme supportait le poids d'une chape de plomb invisible. L'ambiance dans ces salles obscures n'était pas folichonne. La seule lumière provenait de l'éclairage des photographies 3D, les écrans subtilement illuminés accrochés aux murs, qui déroulaient toute une scène lorsqu'un regard les croisait, avec la constance d'un bonimenteur. Fixe, mais avec profondeur et un grand angle de vue. Une fenêtre sur le monde d'il y a trente ans.

Le professeur Von Glats n'avait pas débuté sa carrière comme photographe, mais il était devenu célèbre pour ses productions artistiques bien plus que pour ses précédents travaux – un obscur doctorat et un poste dans une université à l'époque où ça existait encore.

À l'occasion des vingt ans de sa mort, cette exposition reprenait la plupart de ses photographies 3D.

Le public et la critique avaient toujours admiré la qualité des prises, mais s'étaient déchirés sur l'interprétation à en donner. Quelle était la vision du monde de Von Glats ? Il avait sillonné les villes et les campagnes sur des dizaines de pays, revendant ses clichés chaque année pour se payer les voyages suivants – ce qui avait dispersé ses photographies à travers toute la planète. Le dernier vrai photographe 3D. Les artistes après lui avaient lâché cette technique, revenant au 2D antédiluvien, ou au contraire, s'engageant sur la voie ésotérique des « captateurs d'ambiance » qui combinaient avec l'odorat, des effets de vent et de pluie. Bientôt les scènes virtuelles insérées automatiquement dans le cerveau du spectateur au moyen des interfaces neuro-électroniques.

Ses contemporains ne l'avaient pas vu alors, mais les photographies de Von Glats étaient fortes, car elles transpiraient la vérité. À une époque où le faux refluait dans les têtes comme un tourbillon, se déversait dans l'Internet et les réseaux, mixture de propagande politique et économique, Von Glats avait montré le monde vu par ses yeux, sans rien travestir de son regard.

Sa pensée était restée nébuleuse ; il n'avait laissé aucune piste.

Le visiteur entra dans une salle plus grande. Le silence des spectateurs et la pénombre lui conféraient un côté mortuaire. Un petit attroupement s'agglutinait autour de la photo la plus célèbre, celle sur laquelle Von Glats avait capturé une famille des années 60, rassemblée sur un canapé. Un homme, son époux, leurs deux enfants. Nul n'avait cure de cette classe moyenne de l'époque ; on cherchait en revanche dans le miroir accroché au mur du fond, le reflet du photographe, réputé y apparaître.

Le visiteur avait déjà vu cette photo. Il tourna des talons pour regarder la deuxième plus célèbre, qu'il n'avait jamais vu « pour de vrai ». Les écrans normaux rendant très mal la profondeur surannée de ces vieux clichés, cela valait le coup de se déplacer à l'exposition.

On y voyait quatre autonomes, deux m et deux f. Iels regardaient l'objectif, donc le spectateur, avec un air ahuri. Une expression neutre, en réalité, car l'intelligence brillait au fond de leur regard. Deux ouvriers en tenue de travail sur la droite, debout, deux domestiques en uniforme sur le côté gauche : un m debout derrière un fauteuil, sur laquelle la f était assise. Des rôles partagés, symétriques, comme une troublante composition religieuse. Chaque détail de la photo y participait, même l'innocent pot de fleurs synthétiques posé dans un vase de porcelaine sur une table basse, entre les deux binômes.

Le regard de ces autonomes avait choqué le monde. Avant cette photographie de Von Glats, personne n'avait regardé un autonome dans les yeux ; car leurs yeux fuyaient ceux de leurs maîtres, comme on le leur avait enseigné.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant