27. L'échec

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« Bonne route en direction de l'enfer. »


2050

Marc s'éveilla avec un goût d'amertume dans la bouche – le goût d'une nuit trop courte, précédée d'un interminable cocktail avec des sommités.

« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il au téléphone.

— Je veux que tu viennes voir ça », dit Emmerich, le souffle court.

Ce n'était pas une victoire, manifestement, et Marc se rendit à quatre heures du matin dans le laboratoire en gardant sa mine des mauvais jours.

Emmerich, encore frais, l'accueillit sans un mot. Il le mena dans les couloirs d'un pas militaire, franchit les portes à accès restreint – sa carte d'accès tremblait dans sa main – et aboutit dans la salle de la première cuve, pour mettre le nez de Marc devant un écran et dire :

« Regarde.

Il ne voyait pas grand-chose de probant ; le fœtus continuait de croître, un peu plus vite qu'un humain, et son cœur battait déjà

— Regarde de plus près, ordonna Emmerich.

Les petites mains venaient d'apparaître, mais rien n'était fini.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Là, dit l'allemand en pointant du doigt une région de l'écran.

Lui qui avait passé des heures devant cette image y voyait certainement quelque chose ; pas Marc.

— Explique-toi.

Il se prit la tête dans les mains.

— Regarde les mains.

— Et alors ? Il en a, non ?

— Regarde de plus près ! rugit-il.

C'était un singe à queue, et à sept doigts.

— C'est grave ?

— Ce n'est pas normal !

Cette fois, il gueulait. Marc, aussi peu réveillé qu'énervé par sa soirée de la veille, songea à le licencier.

— Ce n'est pas normal, répéta l'allemand avec une voix où son accent ressortait. C'est horrible. Je crois qu'il aura des écailles.

— Eh bien, Dame Nature s'est jouée de nous, qu'est-ce que tu veux, ça arrive. Un mammifère avec des écailles. Ça existe, non ?

Il approcha son visage de l'écran.

— Et encore, il y a peut-être des malformations graves qu'on n'a pas décelées.

Emmerich le regardait avec des yeux agrandis, comme s'il faisait face à un fantôme. Il désigna la cuve d'un doigt rageur.

— Explique-moi ce qu'on fait, maintenant ! Est-ce qu'on l'avorte ? Ou est-ce qu'on le poursuit à terme, sachant qu'il va peut-être y rester ?

— On l'avorte, bien sûr.

L'allemand approcha son visage du sien.

— On n'a pas le droit, c'est un être humain.

— Ce n'est pas un être humain. Son génome est artificiel. On n'a aucun problème avec la loi.

— Mais on s'en fout, de la loi. Les gens qui la font ont toujours des siècles de retard.

— Tu l'as dit toi-même. Il aura des écailles, pour autant qu'il survive. Je pense qu'il souffrira moins si on arrête tout maintenant.

— Tu ne te rends pas compte ?

— C'est une petite machine qui vit, son cerveau n'est même pas fait. On en a tué plein comme lui, des petits humains pas encore nés. Tu es contre l'avortement ? On est en 2052, mon ami ! C'est autorisé dans tous les pays du monde.

Il lui jeta un regard plein de haine.

— Tu n'imagines sans doute pas. Ça fait trois semaines que je suis le nez contre cet écran.

— Tu devrais dormir, cela te remettrait les idées en place.

— Et toi, tu aurais dû être là avec moi, tu comprendrais.

— On ne peut pas se permettre de perdre du temps.

— Je vois. L'avenir de l'entreprise.

— Nous avons un projet, dit Marc. Il changera de nombreuses vies. Nous ne pouvons pas le sacrifier pour un hybride malformé qui ne vit pas encore. »

Marc ne regardait pas l'écran. Il avait peur, en se tournant vers les paramètres affichés, en suivant rien qu'un instant les battements de cœur du petit être vivant, de tomber dans la même folie que l'allemand. Car Biodynamics était la mère de cette créature, et il était le gardien de Biodynamics, son patriarche, son « prophète », comme aurait dit Peter.

Emmerich retrouva rapidement sa contenance, mais son regard était vide.

« Je laisserai ma carte d'accès à l'accueil. Tu recevras mon mail de démission demain. Adieu, monsieur le président. Bonne route en direction de l'enfer. »

La porte se ferma toute seule derrière lui, et Marc souffla.

Comme le lui avait dit Peter, ils étaient nombreux à vouloir qu'il échoue. Un de plus, cela ne ferait guère de différence.


***


« C'était un très bon scientifique, Marc. J'espère que Biodynamics et que vous-même pourrez vous reconstruire sans lui.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda le PDG à Peter en avalant rapidement un croissant.

Il n'avait pas dormi depuis leur altercation, et le lendemain matin était des plus difficiles. Alors, il se gavait de café et de compléments alimentaires ; des pilules dont les boîtes vides remplissaient les tiroirs de son bureau, et qu'il ne différenciait plus que par leur couleur.

— Je vais rester avec vous, au moins cette semaine, ajouta Peter. La famille de ce pauvre monsieur arrive de Berlin dans deux jours.

— Qu'est-ce qu'il y a, au juste ?

— Vous n'êtes pas au courant ? Il a eu un accident de voiture cette nuit, en rentrant du laboratoire. Il roulait trop vite.

Marc eut une quinte de toux en avalant son café et ses comprimés de travers. L'avocat lui tendit une serviette en disant :

— Ce sont des choses qui arrivent. Regardez-moi, Marc. N'oubliez pas quels espoirs sont placés en vous, en votre projet. Vous ne pouvez pas les trahir. Vous irez de l'avant, et votre détermination rejaillira sur toute l'entreprise. »

Marc retiendrait pour toujours le visage de Peter au moment où il prononçait cette phrase. Il le graverait dans sa mémoire. Car Peter savait. Peter savait tout, et depuis longtemps.

C'était un message clair. Emmerich avait eu un accident de voiture. Sans doute dû à la fatigue. Il n'aurait jamais dû conduire dans un tel état de fatigue.

« Vous allez bien ? s'enquit l'avocat. Ne vous inquiétez pas, ça va passer. »

Oui, ça va passer, ça va passer, essayait-il de se persuader.

Le lendemain, Biodynamics vidait la première cuve de gestation et incinérait son contenu.


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Pour teaser la prochaine partie : une naissance tant attendue...

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant