48. Basil Thompson

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« Diel et Raven. »

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« Que pensez-vous des extraterrestres, monsieur Thompson ? »

Il venait à peine d'entrer dans le bureau et c'était la première question.

Le directeur Sheldon accusait ses soixante-dix ans, malgré les thérapies rajeunissantes qu'il avait dû suivre. Il était entouré d'une multitude d'objets hétéroclites qu'on lui avait offert, dont cette fusée au nom chinois imprononçable qui culminait tout de même à trente centimètres au-dessus de la surface de son bureau, ressemblant d'ailleurs beaucoup plus à un missile intercontinental qu'à un vaisseau qui avait emmené des êtres humains sur la Lune.

« Je pense que si les gens sérieux qui ont travaillé sur le sujet depuis des décennies avaient eu un peu de considération de la part du reste incrédule de la communauté scientifique – aussi bien que des non-scientifiques, et si leurs recherches avaient été considérées avec l'égard qu'elles méritaient du fait de leur courage et de leur précision...

— N'oubliez pas de finir votre phrase, Thompson.

— ... nous aurions déjà compris les grandes lignes depuis un siècle au moins.

— Qu'entendez-vous par là ?

— Mettre des certitudes.

— Les extraterrestres ne sont actuellement pas un danger, numa Thompson.

Corollaire de cette phrase, ils existaient effectivement et le BIS en avait des preuves.

— Auriez-vous des informations, monsieur ?

— Il me suffit de tendre le main pour savoir quelle est la marque de cure-dents du roi du Bhoutan. Mais une information que l'on laisse moisir dans un placard n'est pas une vérité, Thompson. Le fait est que depuis les années 2020, il est acquis que les plus grands dangers proviennent de la Terre.

— Je n'ai jamais parlé de danger.

— Moi j'en parle. La prolifération des armes biologiques ! Les nanorobots ! Les grands piratages informatiques ! Les autonomes et les êtres vivants artificiels ! Vous n'imaginez pas, Basil. Nous avons sur les épaules tout ce qui peut détruire l'humanité en vingt-quatre heures.

— Pourquoi m'avoir convoqué, numa ?

Le directeur changea de place une statuette d'un Bouddha débonnaire souriant.

— Le BIS protège l'humanité contre les pires menaces. Nous connaissons les terroristes biologiques. Nous connaissons les Élus. Nous connaissons les trafiquants d'autonomes. Mais quelque chose que nous ne connaissons pas, c'est pire que tout cela réuni. C'est inacceptable. Malheureusement, la situation n'a guère changé en cent cinquante ans. Le BIS ne fera jamais d'étude officielle.

— Les preuves sont certainement dans votre bureau, numa Sheldon.

— Nous savons qu'en 2003, un affrontement a eu lieu dans le système solaire. Le Bureau de Prévention des Menaces, ancêtre officieux du BIS, a mené une vaste opération pour étouffer l'affaire, ce qui a posé les jalons des réseaux du BIS, avant sa création officielle dans les années 50. Nous savons qu'il existe des humains et des semi-humains à l'extérieur du système solaire ; nous savons que la Terre a été visitée par le passé. Aujourd'hui nous avons eu vent de deux noms. Diel et Raven. Retenez-les bien. Je pressens qu'ils auront leur importance.

Basil les nota mentalement.

— J'ai démissionné de mon poste suite au Blackout. Je vais donc bientôt quitter ces lieux. Ne faites pas d'erreur, et dans dix ans, cette place sera à vous.

— Est-ce pour cela que je suis ici ?

— Prenez ces remarques comme vous voulez. Maintenant, Thompson, j'ai des discours à préparer. »

Le jeune homme s'effaça discrètement.

C'était un garçon d'une trentaine d'années, de très bonne famille, ce qui avait incidemment contribué à son succès dans les études. Ses parents l'avaient chouchouté bien avant sa naissance, par sélection embryonnaire : critères esthétiques, facteurs génétiques favorisant l'intelligence. Des professeurs particuliers durant toute son enfance, une prestigieuse université, un diplôme mondialement reconnu, une manne de contacts. Il avait connu le monde. Hormis quelques échappés des classes sociales inférieures qui se traînaient jusque-là à coup de bourses, d'endettement et de mécènes, la plupart de ces jeunes gens étaient de l'élite, la seule, retouchée pour la photo, aux dents blanches et aux cheveux brossés, au teint des yeux parfait relevé par un maquillage hors de prix.

Cette élite n'aimait d'ailleurs pas les arrivistes qui se glissaient dans ses rangs en jouant des coudes, car elle les trouvait plus agressifs, plus vindicatifs. Au sein du BIS, avant tout une administration publique, il y avait des quotas de « retouchés », de « normaux » – sans parler des inverts. Les normaux provenaient pour la plupart de la poignée d'établissements publics qui tenaient la route. On comprenait leur haine vis-à-vis de leurs collègues de passage, portés par des fortunes qui les aideraient à briguer des postes plus élevés, ou tout simplement à administrer un empire familial.

Basil Thompson nageait en eaux troubles. Il savait qu'il devait tout à sa situation sociale. Il avait saisi les opportunités qui s'étaient présentées. Bientôt, les derniers échelons du BIS s'ouvriraient à lui. Alors, il entrerait dans un monde fait de guerres administratives, de querelles d'egos et de bruits de couloirs. Un monde qui le répugnait autant qu'il le fascinait.

***

Le directeur Sheldon descendit les escaliers en souriant. Les appareils photos sans flash et les caméras balisaient le chemin entre son bureau et sa voiture de fonctions comme une nuée d'insectes.

Il quittait le BIS.

Ce n'était pas rien. Le BIS était l'institution la plus puissante de la planète. On avait coutume de dire que son directeur tutoyait le secrétaire général du parti communiste chinois et que le président des États-unis lui faisait le café.

Mais voilà, le Blackout avait eu lieu, le grand chaos n'avait pu être évité, le BIS avait fait preuve de faiblesse. Avant même que les voix s'élèvent pour mettre la gouvernance en cause, Sheldon avait sauté de l'avion en vol, par respect pour l'institution.

Son remplaçant le salua alors qu'il restait sur le pas de la porte. Ils s'étaient entretenus pendant une heure. C'était un homme amusant. Un véritable touche-à-tout international. Il avait été dans le conseil d'administration de Biodynamics, et connaissait déjà donc sur le bout des doigts un des dossiers sensibles du BIS. Dans une banque. Et haut fonctionnaire dans son Inde natale. Son secrétaire, un européen d'une trentaine d'années, avait un CV aussi fourni mais moins glorieux. Il portait une barbe noirâtre parfaitement taillée ; un léger strabisme perturbait son regard, l'opération correctrice ne l'ayant que partiellement dévié.

Sheldon sortit par le sas de sécurité ouvert, salué de partout par les employés, des agents opérationnels aussi bien que des analystes, des communicants et des humains de l'ombre dont les visages seraient floutés sur toutes les images.

Le directeur s'avança jusqu'à la voiture qui l'attendait dans la cour. Un officier lui ouvrit la porte et il prit place dans la berline hybride hydrogène-agme. Elle fit le tour de la place et la sculpture qui y était érigée. Une représentation quantitative et savante de l'Internet sous forme de réseau de flux de données, en 2030, sorte de curiosité mathématique abstraite projetée dans un espace à trois dimensions. Cela lui fit penser aux anciens bureaux de la NSA, la fameuse agence de renseignements américaine, où son grand-père avait travaillé avant son démantèlement.

Le BIS était la seule institution aux capacités de surveillance aussi grandes que celles des services secrets nationaux au début du 21e siècle, leur continuité évidente pour veiller sur une planète intégrée.

Toutefois, les Élus étaient promis à rester longtemps une épine plantée dans le pied du colosse.


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Alors, dit comme ça, ça n'a pas l'air, mais Basil est censé devenir votre humain préféré d'ici peu.

Il va y travailler dur, c'est promis.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant