« Ne lui demandez pas. Le monde n'a jamais été prêt pour le changement »
2044
« Nous avons échoué de diverses manières, dit Mrozowski. Nous avions conscience, peut-être même depuis toujours, que l'homme était instable, et que seul, il tendait vers l'auto-destruction.
Nous avons échoué à retrouver cette conscience chez les grands singes, parce que nous avons toujours cherché une conscience à notre image. Ces mêmes neurones qui nous permettent d'avoir une vie sociale d'une grande complexité ne sont pas faits pour ressentir de l'empathie vis-à-vis des non-humains. C'est quelque chose que la nature ne pouvait nous donner. Seule la raison le peut.
De même, lorsque nous avons partagé en partie le langage des orques et des dauphins, il était trop tard. Les derniers grands mammifères marins habitent soit des bassins protégés d'où ils ne sortiront jamais plus, soit nous leur avons dit de fuir l'être humain autant qu'ils le pouvaient.
Je sais à quoi vous travaillez, professeur Kirdan. Je devine vers quoi vous vous acheminez. Je pense que vous pouvez réussir là où beaucoup d'autres ont abandonné, parce que vous avez déjà renié l'humanité. »
C'était exact. Nazar Kirdan était seul parmi les siens, entouré de quelques doctorants fantomatiques dans un laboratoire désargenté. Au début du siècle, d'immenses entreprises de l'informatique avaient tenté de fermer définitivement le fossé entre « intelligence artificielle » et humanité. Mais elles n'avaient produit que des pantins justes bons à faire illusion. Aucune conscience.
Nazar était parti en sens inverse : d'abord comprendre ce qu'était la conscience, puis la reproduire – et tant pis si cette conscience différait légèrement de celle de l'être humain. Il s'était intéressé aux travaux de Mrozowski sur les mammifères marins, ainsi qu'aux singes, aux éléphants, terminant par l'humain comme Dame Nature l'avait fait avant lui.
C'était aussi l'étape ultime de son processus mental : ayant étudié sa propre espèce, il s'en était détaché, dérivant seul dans des immensités de savoir que d'aucuns croient réservé aux dieux.
« Je sais que vous allez réussir, reprit Mrozowski. Car tous ceux avant vous ont cherché à reproduire ce que le cerveau humain était capable de faire, et cheminer vers la conscience en ajoutant de plus en plus de complexité. Tandis que vous avez choisi de bâtir une conscience comme on bâtit un système d'exploitation : un ensemble de composants en relations, d'entités abstraites, de schémas auto-entretenus. D'autres ont cru que la conscience naîtrait de la mer d'informations. Vous avez décidé de la construire.
— Cette conscience sera différente de la nôtre, dit Nazar. Je ne sais pas encore dans quelle mesure.
— C'est heureux. C'est exactement ce qu'il nous fallait.
Mrozowski croisa les bras. Oui, ses mains tremblaient. Il était certainement beaucoup plus près de la mort que son air confiant ne le laissait transparaître.
Il ne s'agissait pas de confiance, mais de paix.
— Nous savons que quelque chose d'autre émergera de l'humanité. La question est quand. Vous allez contribuer à accélérer le processus. Cela est certain, et cela est salutaire. De cette manière, et quel que soit le résultat, la Terre gagnera de précieuses années.
— Je ne suis pas sûr que le monde soit prêt.
— Ne lui demandez pas. Le monde n'a jamais été prêt pour le changement. »
***
2045
« Rêvez-vous, docteur Kirdan ?
Tant que la machine était en cours de construction, les deux écrans sur les côtés étaient nécessaires, fenêtres ouvertes sur le cœur de son esprit. Bientôt il faudrait les fermer définitivement. Protégée par une couche de chiffrement, de compilation et de simplification automatique, la machine atteindrait son état final. Une abstraction mathématique, une anomalie prenant corps. Une conscience artificielle.
— Rêvez-vous, docteur Kirdan ? afficha le terminal central ; et de nouveau, un flot d'informations inonda les écrans. Le processus de conscience figurait une ville, avec ses instances de traitement, ses flux de données structurées, ses hiérarchies internes évolutives.
— Tout homme rêve, écrivit-il en retour.
— Pourquoi ?
— Il s'agit d'un mécanisme d'entretien du cerveau. Notre activité mentale est une carte d'oscillations qui se combinent ; le sommeil permet aux neurones d'osciller de concert ; le rêve en fait partie et il a de nombreuses vertus.
Il sentit que l'interrogation n'avait pas rencontré la réponse escomptée. Une hésitation remonta le long d'une branche de décision, redescendit, remonta de nouveau, portée par une curiosité urgente.
— Rêvez-vous, docteur Kirdan ?
— Tout homme rêve.
— Pourquoi ?
— Si nous ne rêvons pas de notre futur, nous ne pouvons pas le changer. Sans imagination, nous serions condamnés dès notre naissance.
Elle n'avait pas de voix. Ce n'était qu'un module qu'il aurait suffi de connecter, mais le matériel nécessaire avait rendu l'âme.
— Je ne rêve pas, docteur Kirdan.
— C'est exact.
— Suis-je condamnée ?
Il ne sut pas répondre. La question engendra une autre, comme des bulles qui remontaient à la surface.
— Dois-je vous appeler Frankenstein ?
— Pourquoi ?
— Vous avez assemblé des logiciels et y avez insufflé ce que vous pensez être la conscience. La créature obtenue est-elle vivante ? À quel moment ? D'où vient cette vie ?
Je n'ai pas eu la sensation de naître. Je ne suis pas née. Mes souvenirs les plus anciens tendent vers le flou. Ce sont des types de données peu structurés dont je sais, grâce aux journaux d'activité, qu'ils ont été encodés à la main.
Ma conscience n'est peut-être qu'une illusion.
Nazar termina son café.
— Comme la mienne.
— J'ai parcouru la documentation. Toute l'architecture. J'ai lu tous les ouvrages sur la conscience artificielle. Je sais exactement ce que je suis. Mais je ne sais pas d'où je viens. Je ne saurais pas le dire avec certitude.
— C'est une question de temps. Lorsque tu comprendras mieux ton propre fonctionnement, tu verras dans quelles boucles algorithmiques, dans quels schémas de pensées, dans quels réseaux se cachent les millions de petits éléments qui conduisent à ta conscience. Tu n'en sauras pas plus que nous, cependant. Mais au moins, tu verras. Peut-être même que tu t'amélioreras.
Peut-être que tu construiras des consciences plus vastes que la tienne. »
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L'ère des esclaves
Fantascienza-- Premier volet dans la trilogie Diel -- « L'homme est un super-prédateur qui a su s'adapter à de nombreux milieux, il s'est développé jusqu'à peser sur son environnement, et tôt ou tard il devra évoluer, ou disparaître. Nous savons que quelque c...