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Les signes étaient pourtant évidents mais je ne les voyais pas. Ou du moins je ne voulais pas les voir.

Par contre je commençais à prendre des habitudes un peu particulières.

Mon voisin rythmait mon quotidien, sa vie rythmait la mienne.

Le matin je me levais, j'ouvrais les rideaux et aérais les pièces, le salon et la chambre de son appartement étaient sombres. Il dormait en général jusqu'à la dernière minute. Je filais dans la salle de bain me débarbouiller puis je prenais mon petit déjeuner en mangeant mes céréales devant la télévision, le regard vide. J'allais me laver les dents et lorsque je revenais vers le salon, c'est là que Monsieur-le-voisin-d'en-face se réveillait, paniqué, et courait en tous sens en prenant les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main avant de foncer dans sa salle de bain.

Nos appartements étaient faits à l'identique, conçus sur le même modèle et je trouvais ce détail intéressant car la vie de mon voisin n'avait rien à voir avec la mienne. Seuls nos environnements étaient des reflets, pour le reste nous étions des opposés.

Et parce que nous allions dans la même université, nous quittions l'appartement en même temps et je me retrouvais souvent à attendre le bus avec lui. Il ne me voyait pas, le nez à chaque fois sur l'écran de son portable, les écouteurs dans les oreilles.

C'était étrange, moi je le voyais de chez moi mais lui il ne me regardait jamais en retour.

Le soir après les cours, je rentrais après avoir révisé jusqu'à la fermeture de la bibliothèque universitaire. Je travaillais sur ma table haute et quand je voyais les lumières s'allumer chez lui je savais qu'il devait être, à peu près, vingt-et-une heure. Je me levais pour manger et nous dinions en même temps, lui devant sa télé, moi attablé avec mes révisions. Enfin, quand je le voyais éteindre la lumière du salon je savais qu'il devait être minuit et j'allais aussi me coucher.

Le rythme de la vie de mon voisin était une pendule me donnant l'heure. Chaque jour, je savais exactement ce qu'il faisait et à quel moment. Le soir il finissait tard, notamment le mardi et le jeudi, et il rentrait complètement exténué, prenait une douche et allait dormir directement. Le lundi il travaillait un peu sur sa table de salon, mais il n'avait pas l'air du genre à réviser et il y avait souvent des amis à lui dans son appartement. Notamment le vendredi soir où leurs soirées traînaient en longueur avant qu'ils ne se décident à sortir.

Ce n'était pas souvent les mêmes personnes sauf un type avec qui il semblait proche. Moins grand que lui qui avait souvent de sacrées couleurs de cheveux et la peau bien pâle. Ce type venait souvent, à des moments parfois complètement improbables et ça m'embêtait car jamais je ne m'y attendais. Il devait être aussi imprévisible et spontané qu'avec le choix de ses couleurs de cheveux.

Le mercredi soir, il y avait souvent une fille mais plus les semaines passaient, plus ça arrivait aussi les autres jours de la semaine, le samedi il partait en soirée et il comatait toute la journée du dimanche.

Bientôt ce fut plus que des habitudes mais une routine qui s'installa, quelque chose de bien huilé, bien réglé, infaillible. Parfois il y avait des aléas que je n'avais pas prévus et je regardais à travers ma fenêtre son quotidien changer, égayant le mien.

Je ne savais rien de lui, dans ma tête je ne faisais que l'appeler Monsieur-le-voisin-d'en-face, je me doutais qu'il devait avoir la même bourse que moi pour vivre dans cet appartement.

Je ne connaissais pas son nom et c'était mieux ainsi.

C'était pire qu'un drama, chaque jour j'avais l'impression de regarder un épisode de sa vie avant de fermer les rideaux comme on éteignait la télévision et d'aller dormir.

Mais le pire c'était de le voir coucher avec ces filles, rideaux ouverts.

Si au début ça me gênait, ça me contrariait, ça me faisait me sentir coupable, bientôt je me mis à éprouver une certaine fascination de le voir faire ça.

Là, bien sûr, j'aurais dû comprendre qu'il y avait un problème, mais je n'y connaissais pas grand-chose. Je trouvais juste cela fascinant d'observer une vie qui n'avait rien avoir avec la mienne, de regarder ses faits et gestes avec un certain attrait comme pour comprendre le comportement humain.

Monsieur-le-voisin-d'en-face ramenait toujours le même type de fille chez lui comme s'il avait un idéal à respecter. Des filles grandes, d'un mètre soixante-dix, fines, élancées, aux couleurs de cheveux souvent noires ou châtain foncé, des belles filles, celles que tous les types rêveraient d'avoir. Des filles qui ressemblaient à la première, celle avec les cheveux roses qu'il semblait avoir tant aimée et qui n'était jamais revenue.

Il sortait avec elles, quelques jours, quelques semaines, un mois tout au plus et puis il y en avait une autre. Je ne pouvais pas les entendre, j'étais loin et nos baies vitrées étaient fermées mais je pouvais les voir. Je me sentais immoral de faire ça, comme si j'observais quelque chose et que je savais ne pas avoir le droit de regarder. Et pourtant j'étais souvent hypnotisé par cette vision.

Ni spécialement de lui, ni d'elle, seulement de l'acte en lui-même.

De deux corps ne faisant qu'un.

Je ne savais rien de lui mais je regardais ses ébats depuis mon salon comme je regardais la télévision. Comme si ce qu'il se passait de l'autre côté de ma rue n'avait pas lieu d'être, que ce n'était pas réel.

Parfois je me demandais comment il réagirait s'il me voyait le voir, ça m'angoissait mais ça n'arrivait jamais. Sa vie était bien différente de la mienne, il avait cette vie un peu clichée mais qui semblait géniale, celle que tout étudiant rêvait d'avoir. Il était comme un fantasme, là au loin, irréel. Comme le personnage d'une série. Trop beau pour être vrai.

Je mettais de la distance avec ça. Le rendre imaginaire me permettait de ne pas trop me poser de questions car si je prenais conscience qu'il était réel, alors tout s'écroulait.

Je finis par me rendre compte que j'avais organisé ma vie en fonction de la sienne, que j'étais accro à cette habitude de sans cesse regarder chez lui. Le moment où je le compris, ce fut lors des vacances scolaires pendant lesquelles j'étais rentré chez mes grands-parents. Ça m'avait manqué.

Terriblement manqué au point où j'en avais ressenti un vide abominable. J'étais comme un accro en manque. Je n'avais presque qu'une envie : retourner dans mon appartement pour pouvoir le regarder à nouveau.

Je devais me rendre à l'évidence, je stalkais cette personne, je l'épiais. Je l'espionnais dans son intimité.

J'étais un pervers.

Le VoyeurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant