Chapitre 39. Léo

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Le 14 Juin 2015

Je peine à boire les paroles incessantes de West, tout ce qu'il me raconte entre par une oreille et ressort aussitôt par l'autre.  Tous les jours, depuis presque une semaine, il s'entête à me rabâcher le même son de cloche, à savoir, contacter et faire face à Roxanne afin de régler notre différend. Cependant, je m'y refuse, car j'estime n'être nullement responsable dans toute cette histoire. Marjorie et Roxy sont les investigatrices de ce mélodrame, donc ce n'est pas à moi de présenter des excuses. Et puis quoi encore ! J'ai ma fierté, je ne suis pas le genre de gars qui rampe pour reconquérir sa belle.

— Tu fais chier Léo ! réplique-t-il en claquant sa bouteille de bière sur la table. Tu vas la perdre définitivement, c'est vraiment ce que tu veux ?

Qu'il est con, c'est déjà fait. Roxanne me l'a balancé au visage devant toute sa famille. Alors pourquoi insisterais-je, puisqu'elle ne veut plus entendre parler de moi. Je ne fais pas dans le harcèlement et c'est à elle de tout arranger, si elle ne prend pas les devants alors c'est que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. C'est aussi simple que cela.

— Occupe-toi de tes affaires West. Tu veux me faire la morale, mais regarde où tu en es arrivé avec Barbara, même pas foutu de la retenir. Monsieur préfère continuer à baiser à droite et à gauche pour gagner quelques billets, alors que nous t'avions proposé notre aide pour éponger ta dette. En fait, tu ne veux pas changer de vie, faire le tapin te procure bien trop de plaisir. J'ai visé juste n'est-ce pas ?

Le poing dans la gueule que m'assène mon ami, me confirme que je l'ai piqué à vif dans son ego. Décidément, ces cinq derniers jours mon visage a servi de punching-ball par deux fois. C'est à croire que ma tronche ne plaît à personne. Le mari de Marjorie a été le premier à m'envoyer une beigne, ce qui était mérité, je le reconnais. Savoir le jour de son anniversaire, que sa femme s'était octroyé les faveurs d'un Escort pour passer du bon temps, ne l'a évidemment pas réjoui. Bien au contraire, il était fou de rage et sa réaction était légitime. Si le père de Roxanne ne s'était pas interposé entre nous, je suis certain que ma belle gueule aurait été sacrément amochée, bien plus qu'aujourd'hui. Tout en massant ma mâchoire pour atténuer la douleur du coup que m'a porté West, je relève mes yeux rieurs sur lui et pars dans un éclat de raillerie qui surprend mon bourreau. Son visage crispé par la colère se fend d'un rictus pincé, sa posture élancée s'affaisse, s'il le pouvait, il irait s'ensevelir sous terre pour cacher son embarras. Je connais tellement bien mon pote, qu'à peine le poing levé, il regrettait déjà son geste. Mon hilarité entraîne la sienne, il tente de se confondre en excuses en décortiquant chaque syllabe qu'il prononce, ce qui a le don de me faire monter les larmes aux yeux.

— Dé-So-Lé !

— Oh putain ! Tu es un enfoiré, tu le sais ça. Tu ne pouvais pas viser plus haut, j'aurai eu un deuxième coquard et non la mâchoire en vrac.

— Je peux réessayer si tu insistes. Se moque-t-il en venant inspecter les séquelles de plus près.

Je bloque West en lui faisant une clé de cou et lui shampouine son crâne rasé pour le faire grogner. Aucun cheveu sur la tête et, pourtant, il déteste qu'on la touche. Allez savoir pourquoi. Il s'extirpe de ma prise et jure comme un charretier.

— Enfoiré ! Ça t'amuse de faire lustrer ma caboche. Je vais briller par ta faute.

— Pour une fois. Rends-moi service, veux-tu ? Apporte-moi une bière et une poche de glace. J'ai mal aux dents avec tes conneries.

Nous abordons de nouveau le sujet qui fâche, j'ai nommé Roxanne. Il ne veut pas reconnaître que ma réaction vis-à-vis de ma belle est tout à fait normale. La sienne par contre, je l'ai trouvé quelque peu démesuré. Roxanne a agi sans réfléchir, sans prendre la peine de m'écouter. Elle a préférée cracher sa véhémence en public, que d'agir en adulte responsable et parler calmement en dehors de la maison. Sa colère envers Marjorie, je ne lui reproche pas, aucunement. À sa place j'aurai aussi pété un câble. Voir un autre homme touché et embrassé ma copine, m'aurait fait réagir de manière bien différente. Comme cette fameuse fois en boîte, où j'ai décroché une droite dans la face d'un fumier qui tripotait Roxanne dans un couloir. Une rage folle s'était répandue dans mes veines, je ne pouvais accepter que quelqu'un d'autre que moi ne pose ses pattes sur elle. J'avais eu des envies de meurtre. Roxanne n'était pas à moi et pourtant c'était tout comme. Dans ma tête, moi seul aurait le privilège de sentir son parfum exotique, que mes mains caresseraient sa peau délicate et ma bouche goûterait ses lèvres ourlées avant que nos corps finissent par fusionner. Elle me plaisait énormément, jamais cela ne s'était produit avec une autre et au fond de moi je savais que c'était réciproque.

— N'agis pas comme un con Léo. Je fais celui qui se moque d'avoir tout foutu en l'air avec Barbara, et, pourtant, je t'avoue que je m'en mords les doigts tous les jours. Dès que mon emprunt sera soldé, j'irai la convoiter de nouveau, en espérant que cela ne soit pas déjà trop tard.

— Tu as sûrement raison. Et pourtant, je campe sur mes positions, je ne ferai pas le premier pas. Cette histoire m'a permis d'y voir plus clair. Comment penses-tu qu'elle réagira dès qu'elle tombera sur une ancienne cliente ? Je ne peux pas me permettre qu'elle foute des vies en l'air par rapport à mon passé. Elle a été haineuse avec sa mère et avec Charles. Elle jubilait de lui balancer son animosité au visage, le pauvre, il m'a fait de la peine et je n'ai même pas répliqué quand il m'a pulvérisé l'œil.  Et Rosa, sa mère, n'en parlons pas. Je ne la porte pas spécialement dans mon cœur, mais la voir éclater en sanglots après les remarques que sa fille lui avait faites, c'était dur à voir. Je m'en veux, et j'en veux bien plus à Marjorie. Tout est sa faute !

—  Dis-toi que c'était un coup de malchance et que cela n'arrivera plus.
— Pas sûr. Je suis sceptique.

— Écoute, tu ne pouvais pas savoir que cette salope était amie avec la famille Harper et encore moins prévoir qu'elle te chaufferait et t'embrasserait, alors que son mari et ta petite amie étaient à seulement quelques mètres. Tu sais ce que tu devrais faire, établis la liste de tes ex-clientes et donne-la à Roxanne. Elle sera faire face la prochaine fois.

Non mais il est sérieux ? Quel con ! Son idée est loin d'être excellente. Comme si, cela n'était déjà pas assez compliqué entre nous. Lui fournir un listing de mes conquêtes est inconcevable, impensable et vraiment déplacé. D'ailleurs, je me souviens de très peu d'entre elles et c'est mieux comme cela. À présent Roxanne est la seule femme qui compte dans ma vie, les autres n'ont été qu'amusements.

— Je vais laisser les choses se tasser et on verra ce que l'avenir nous réservera.

— Comme tu voudras. Réfléchis-y quand même. Ce n'est pas quand elle t'aura oublié dans les bras d'un autre que tu viendras chialer.

Jamais Roxanne ne me remplacera, je sais qu'elle tient à moi et éprouve des sentiments très forts à mon égard, il en va de même me concernant. Cependant, c'est elle qui reviendra, j'en suis absolument persuadé. Je lui laisse moins d'une semaine pour qu'elle m'appelle ou débarque à la maison en me suppliant de lui pardonner son erreur.

— Seul ! C'est comme cela que tu finiras mon bon Léo.

— J'ai mon chien, je te rappelle.

West se moque de moi, selon lui gigolo ne pourra pas remplacer une femme, certes il n'a pas tort, rien ne vaut la chaleur et l'étreinte de deux corps en fusion. Mais le lui avouer m'écorcherait la bouche.

— C'n'est pas que je m'ennuie mais je dois partir bosser. Ton toutou veillera bien sur toi ! S'esclaffe-t-il en m'assenant une tape derrière la tête.

Décidément, j'en prends des coups pour rien en ce moment. J'ordonne à mon chien d'attaquer West, hélas, mon garde du corps se contente de lui lécher la main. En cas d'agression, je serai bien dans la merde. Gigolo se rangerait du côté des méchants pour sauver sa peau. Je devrais peut-être acheter un animal un peu plus effrayant pour assurer ma protection.

— Pauvre Léo, même ton clébard ne t'obéis pas.

— Tu es encore là, couille molle.

— Elles sont pleines comme les tiennes, mais plus pour longtemps, puisque je vais rattraper le coup avec ma nana et crois-moi que d'ici peu, elles seront vides.

— J'ai deux mains, abruti ! Je peux encore me branler pour me soulager.

S'il croit que je vais faire mon pleureur auprès de Roxanne pour tirer un coup, eh bien il se fourre le doigt où je pense. C'est elle qui viendra à moi, pas le contraire.
Je déplace mes vieux os jusqu'à la cuisine, une fois mon ami parti. Je fouille dans le frigo pour grignoter un morceau puisque la faim se fait sentir depuis un moment. Je récupère un sachet de chips au passage et retourne squatter mon canapé. Gigolo me fait les yeux doux pour avoir un biscuit. Ce petit garnement sait m'émouvoir avec sa bouille attendrissante, alors une fois de plus, je cède. Je zappe d'une chaîne à l'autre, aucun programme n'est intéressant comme la plupart du temps. J'attrape une BD sur la table basse et feuillette les illustrations, je n'ai pas envie de lire ce soir, alors je me contente du minimum en regardant les images. Gigolo trépigne devant la porte d'entrée, je constate en regardant l'heure, que cela fait un moment qu'il n'est pas sorti faire ses besoins et je n'ai pas vraiment envie de ramasser ses bêtises demain matin.

— On va aller faire une promenade mon bébé. Papa va aller enfiler un sweat, ses baskets et après on sortira tous les deux. Qu'en penses-tu ?

Aucun mouvement, ni jappement de sa part. Quel crétin je suis, je m'attendais à ce qu'il réponde et manifestement mon chien en a décidé autrement.

Nous marchons longuement dans les rues désertes de New-York sans savoir vraiment où aller. Le vent glacial me brûle les mains et me pique le visage, rabattant ma capuche sur la tête, je continue de suivre Gigolo, puisque c'est lui qui mène la danse et me traîne à travers des chemins inconnus. Notre voyage nocturne, nous porte dans une rue non éclairée. Fumant ma cigarette tranquillement, j'aperçois au fil des mètres parcourus des silhouettes qui se dessinent au bout du l'allée. Arrivant à leur hauteur, un des deux types me demande si j'ai une clope à lui filer. Naturellement, je sors mon paquet et lui en offre une sans me douter une seule seconde que son objectif est tout autre. Le second gars sort une lame de sa poche et la pointe au niveau de ma jugulaire en exerçant une petite pression. Je déglutis et tente de garder mon sang-froid. Je pige très vite que je suis dans la panade lorsqu'il me demande mon argent. Je n'en ai pas sur moi, mon portefeuille est resté à la maison, ce qui s'avère être évident quand j'y songe. Qui peut bien prendre des liquidés sur lui quand il sort son chien à plus de vingt-deux heures ? En tout cas, pas moi. La pointe de l'acier s'enfonce de quelques millimètres dans ma peau, la morsure est vive, mais pas insupportable. J'analyse la situation et me dis que je pourrais peut-être réussir à le désarmer et me battre contre lui avant que son acolyte ne s'en mêle. Cependant, je tente une autre approche et les informe que je n'ai pas un kopeck sur moi. Le type armé ordonne à l'autre de fouiller mes poches et comme je l'avais prévenu, il en sort bredouille sans le moindre dollar.

— Je vous avais dit que vous ne trouveriez rien.

— Tu veux faire ton malin !

J'attends le moment opportun pour foncer dans le tas. Hélas, à deux contre un je ne fais pas le poids. L'un me saisit par derrière alors que l'autre en profite pour me balancer une série de coups, tous plus violents les uns que les autres. Ma respiration se coupe, j'essaye malgré tout de rester debout, malheureusement, la douleur intense qui se propage dans tout mon corps me fait tomber à genoux. Gigolo aboie, peut-être que ses jappements alerteront quelqu'un, malheureusement, personne ne vient me porter secours. Je reçois un nombre incalculable de coups, je suis sonné et complètement désorienté. Impossible de répliquer, mes forces m'abandonnent un peu plus à chaque attaque. Ma tête bourdonne atrocement, mon abdomen ainsi que mes côtes me brûlent l'intérieur, le moindre mouvement se veut douloureux. Ma bouche, quant à elle, pisse le sang. L'hémoglobine qui s'échappe de mon arcade me brouille la vue, me rendant quasiment aveugle. Je n'essaye plus de garder les yeux ouverts, j'abandonne en espérant que mes agresseurs arrêtent le massacre. Je passe ma langue sur la commissure de mes lèvres, le goût métallique du sang me dégoûte, un filet de bave s'écoule sur le bitume, j'entreprends de me relever tant bien que mal quand les coups se stoppent enfin. Je remercie ma bonne étoile de toutes mes forces, et pourtant, une dernière taloche m'envoie complètement à terre. Je gis sur l'asphalte de tout mon long, face contre terre, bras près du corps. Mes membres refusent de se mouvoir tant la gravité de mes blessures n'est que souffrance et torture.

— Il a eu son compte Joe, barrons-nous. Entendis-je difficilement.

Les deux malfrats s'éloignent et me laissent pour mort, agonisant au milieu d'une ruelle déserte. La brutalité dont ils ont fait preuve, m'a foutu K.O. Je ne bouge pas d'un centimètre, j'ai peur que mes agresseurs ne fassent machine arrière et reviennent m'achever, alors autant faire le mort pour le moment. Et puis la douleur est si intense que la moindre respiration est comme une centaine d'aiguilles qui me transpercent la peau. Mon corps souffre de nombreuses contusions, malgré la souffrance, je me redresse et me relève avec difficulté. Gigolo est à mes côtés, il n'a pas fui.

Désorienté, je déambule dans les rues en me tenant l'abdomen, ces enfoirés ont dû me péter une côte puisque chaque inspiration est un véritable supplice. Sans m'en rendre compte, ma marche lente fini sa course sur le perron de Roxanne. Je m'assieds sur le béton gelé et laisse mon corps endolori se reposer contre la porte d'entrée. Gigolo apeuré s'installe à mes pieds. Je le caresse et lui parle pour l'apaiser.

— Tu es un bon chien, tu sais. Même si tu n'as pas mordu ces ordures... je suis fier que tu sois resté pour me soutenir... ils auraient pu te blesser toi aussi. S'ils avaient ne serait-ce que toucher à un de tes poils, je les aurais butés.

Je suis épuisé, tout mon être réclame de se reposer, mes forces m'abandonnent ; je sens mes paupières s'abaisser lentement jusqu'à se fermer totalement. Gigolo pleurniche et se blottit contre moi au moment où mon corps entier s'affale sur le sol. Je sombre peu à peu dans un état de somnolence incontrôlable et discerne à peine les aboiements de mon chien qui se veulent insistants. D'ailleurs est-ce lui qui crie comme un dératé ? J'ai la soudaine impression d'entendre quelqu'un me parler... Roxanne, je crois. Ça y est, mon heure est arrivée. Un ange est venu me chercher pour me guider dans ce long voyage. À travers la douceur de ses mots, de sa voix, je me dis qu'il y a finalement du bon quand on quitte le monde des vivants pour frapper aux portes du paradis. Je veux bien mourir tous les jours si c'est pour entendre la femme de ma vie me murmurer à l'oreille qu'elle m'aime entre deux sanglots. Dans un ultime souffle et dernier effort, avant que sa voix que j'aime tant ne disparaisse pour toujours et que le trou noir m'aspire dans ses abîmes, je lui murmure :

— Idem.

The soul of desireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant