Chapitre 66. Léo

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Repas Thanksgiving, Novembre 2017

Assis à l'autre extrémité de la table, je considère avec une certaine tristesse dans le regard, mon père qui s'évertue à découper la dinde avec le sourire, alors que la maladie qui le ronge depuis plusieurs mois, l'emportera prochainement comme nous l'a confirmé le cancérologue la semaine dernière. Ses dernières forces le lâchent peu à peu, il n'est plus que l'ombre de lui-même à mon grand désarroi. Je ne sais que faire pour l'aider à soulager la douleur qu'il tente de dissimuler à chacune de mes visites. Son visage blême, son corps affaiblit et amaigrit, ainsi que ses cheveux qu'il perd par poignées me renvoient quelques années en arrière lorsque j'ai perdu ma grand-mère. Elle aussi avait cette même mine déchue avant de rendre son dernier souffle. Je m'en souviens très bien puisque je lui tenais la main lorsque la faucheuse l'a emporté dans son ultime voyage. Malheureusement, je ne peux faire semblant en souriant bêtement devant l'état de santé de mon paternel qui se dégrade de jour en jour, d'heure en heure. Je n'arrive pas à me réjouir, à rire, à m'amuser comme le font mes parents et ceux de ma femme autour de ce repas si délicieux soit-il. Contrairement à eux, j'ai envie de hurler ma peine, de renverser cette table qui regorge de mets appétissants, puisque je sais que c'est le dernier Thanksgiving que je partagerai avec lui. Face à la colère et à l'impuissance qui m'assaillent, je me sens presque soulagé de quitter ma chaise, lorsque ma mère m'extirpe de toute cette mascarade en demandant mon aide à la cuisine.

Je lui emboîte le pas comme un animal qui part pour l'abattoir... visage triste, abattu, sauf qu'elle stoppe ma course dans le couloir et m'ordonne de me reprendre immédiatement en me jetant un regard irascible.

— Je ne comprends pas. Qu'est-ce que tu...

— Arrête de le dévisager comme ça ! Me coupe-t-elle sèchement. Il n'est pas encore mort.

— Pardon !?

— Tu vois très bien de quoi je veux parler ! Tu devrais te réjouir de le voir parmi nous aujourd'hui. Mais non, au lieu de ça, tu le fixes avec tristesse et abattement. Je t'ai connu plus courageux Léo.

— Je suis désolé maman. C'est si difficile de le regarder s'enfoncer à cause de cette putain de maladie. Je me sens faible, sans force, sans espoir et je n'arrive pas à contrôler les émotions qui traversent mon esprit.

— J'en sais quelque chose. M'avoue-t-elle avec des trémolos que je perçois dans sa voix. Je suis effrayée à l'idée de lui dire adieu, mais je fais face, je ne me laisse pas abattre. Trente ans que je partage ma vie avec lui. Il a toujours été là pour m'épauler dans les moments les plus difficiles alors à mon tour je m'efforce de rester debout pour lui en veillant d'avoir le sourire aux lèvres lorsqu'il porte son regard sur moi. Mes larmes je les réserve pour plus tard et je te saurai gré de garder ta colère, ta rage, ton amertume et ton chagrin hors de ces murs. Aujourd'hui, nous devons lui donner un peu de baume au cœur, et non lui renvoyer au visage qu'il est mourant.

Sans un mot de plus, j'enveloppe ma mère de mes bras, la plaque contre mon torse puis dépose des baisers sur le sommet de son crâne pour qu'elle comprenne que je suis et serai là pour elle quoi qu'il advienne.

— Allez, va ! Dit-elle en s'éloignant avec le sourire, nos invités vont finir par s'impatienter et ton père servira la dinde avant que la purée de patates douces, les épis de maïs grillés et la tarte au potiron ne soient posés sur la table.

— Tu as fait une tarte aux pommes pour le dessert ?

— Évidemment, et il y a une tarte à la noix de pécan... ta préférée.

Les remontrances de ma mère ont un impact immédiat sur moi. Je plaque un sourire de façade et retourne dans la salle à manger en arborant un rictus qui sonne faux, mais qui se dessine tout de même sur mes lèvres pincées. Je regagne ma place et m'attaque aux différents mets présents dans mon assiette.

— Votre pain de viande est succulent Rosa. Je me régale, il faudra donner votre recette à Roxanne pour qu'elle en fasse à la maison.

— Quel flatteur vous faites Léo ! Dit-elle en portant son verre de vin à la bouche. Votre passif d'Escort vous a permis d'apprendre au moins une chose essentielle, c'est que vous savez parler aux femmes.

Dans un hoquet de surprise, ma mère lâche le bol de sauces qu'elle tient dans ses mains. Un silence de mort règne tout à coup dans la pièce. Je me fige couverts en main, je relève la tête et aperçois ma mère qui me regarde avec stupeur et interrogation. Elle attend que je lui fournisse une explication.

— Par... Pardon, ai-je bien entendu ? Léo, de quoi parle-t-elle ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

— Je vais tout t'expliquer. Mais d'abord assieds-toi maman. Ce que je m'apprête à te révéler risque de ne pas te plaire et te faire un choc. Par où commencer... bon sang, je ne m'attendais à évoquer ce sujet en venant aujourd'hui. Maman, ma rencontre avec Roxanne n'a rien de banal comme je te l'ai fait croire. Elle est bien plus compliquée que ça. Elle cherchait quelqu'un pour l'accompagner à un gala de charité et elle a fait appel à mes services pour que je l'escorte. Je gagnais ma vie en vendant mes charmes. Bon dieu, je n'en suis pas fier, tu sais mais je ne regrette rien puisque j'ai rencontré Roxanne et qu'elle est devenue ma femme. Au fil du temps, nous nous sommes revus et elle a fini par faire tomber toutes les barrières que j'avais érigées pour me protéger des femmes ainsi que tous sentiments. Après ma rupture avec Taylor, j'ai fermé mon cœur à l'amour. Je ne voulais pas avoir à revivre ce qu'elle m'avait fait endurer, et c'est pour cela que je suis entré dans la prostitution de luxe. Pas d'attache, pas de sentiment, juste du sexe, des bons moments et de l'argent.

— Ce n'est pas une excuse ! Te rends-tu comptes de ce que tu es en train de me raconter ! S'exclame-t-elle. Ce n'est pas possible, c'est juste... Je ne t'ai pas élevé comme ça pour que...

— Arrête tes jérémiades veux-tu ? Notre fils a joui des plaisirs de la chair et alors ? Ce n'est pas un crime que je sache que de profiter d'instants charnels. Beaucoup de personnes se prostituent pour gagner leur croûte. Dis-toi que c'était une erreur de jeunesse. À présent Léo est un homme bien dans ses souliers et je suis fier de lui quoi qu'il ait pu faire par le passé. Achève mon père qui me jette un sourire à en faire frétiller mon cœur.

—  Mais... mais si j'avais su qu'il ... j'aurais essayé de...

— Tu n'aurais rien pu faire maman. La coupé-je. Je me sentais bien dans cette vie de luxure, j'en ai beaucoup profité. Néanmoins je t'avoue que je suis bien plus heureux aujourd'hui. J'ai une femme qui m'aime et dont je suis raide dingue et un fils merveilleux. Une famille aimante et un métier convenable dans lequel je m'épanouis. J'ai mis ce passé derrière moi et je voudrais que tu en fasses autant.

— Si c'est ce que tu souhaites, je ferai mon maximum pour oublier cet épisode dramatique. Mais sache que si un jour tu veux m'en dire un peu plus, je serai tout ouïe et m'efforcerai de t'écouter sans te juger.

— Merci maman.

— Je sais que ma question est malvenue les enfants, cependant je voudrais savoir comment s'est passé le procès ? Demande mon père avec impatience.

Roxanne lui relate le déroulement avec beaucoup de recul, alors que le jugement de Taylor n'a été rendu qu'hier soir. Devoir revivre ces événements l'a beaucoup affectée. Elle était à cran, paniquée à l'idée que cette folle soit acquittée. Heureusement, les preuves accablantes étaient là pour que Taylor soit jeté en prison. Les lettres de menaces ont été lues devant l'assemblée ainsi que les photos de sa voiture vandalisée puis la liste des appels anonymes qu'elle recevait à la maison ont été exposés au jury. Et n'oublions pas l'arme du crime avec laquelle ma femme s'est fait tirer dessus qui portait les empreintes de cette folle.
L'avocat de la défense a tenté vainement de la faire passer pour quelqu'un d'instable mentalement, or le psychiatrique qui l'a étudié durant de longues semaines a démenti en jugeant qu'elle était saine d'esprit et consciente de ses actes au moment des faits et qu'elle ne le regrettait pas. La tentative de meurtre a donc été retenue à son encontre. Elle avait prémédité son acte selon les dires de l'avocat général.
Le pistolet avait été acheté le jour même de l'agression.
À présent, nous sommes soulagés de la savoir derrière les barreaux pour les vingt-cinq prochaines années à venir et pouvons envisager notre avenir sans crainte.

— Cette cinglée a eu ce qu'elle méritait pour avoir essayé de tuer ma fille et mon petit-fils.

— Oui, tout est terminé maintenant. Quel soulagement. J'aimerai porter un toast pour clore ce chapitre et en ouvrir de meilleurs. Je voudrais remercier la vie et ses déboires qui pimentent notre quotidien. Les surprises que celle-ci nous réserve, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Mais aussi les personnes qu'elle met sur notre chemin, qu'on fasse route ensemble ou pas. Les rires et les sourires qui succèdent aux larmes et aux déceptions. J'espère chérir pendant encore longtemps ces instants de bonheur qui égayent nos journées à tous, comme le sourire de mon fils qui remplit mon cœur de bonheur ainsi que le regard de ma femme à chaque fois qu'elle me contemple. Je voudrai terminer en levant mon verre à la vie tout simplement et à ses imperfections puisque sans elles, notre quotidien serait triste et fade. Bon Thanksgiving à tous ! Santé !

                                                               ***

Plus tard dans la soirée, j'accompagne mon père jusqu'à sa chambre où son lit médicalisé l'attend. Il refuse de s'éteindre à l'hôpital malgré nos supplications, ce que je peux comprendre et pourtant je refuse de l'admettre.

— Ça va papa ? As-tu besoin de quelque chose avant que je parte.

— Je voudrais une seule chose mon fils.

— Dis-moi ! Je t'écoute. De quoi as-tu besoin ?

— Quand je ne serai plus de ce monde...

— Papa. Le coupé-je, tu ne peux pas...

— Léo, le temps est venu pour moi de rendre les armes. La maladie transforme mon corps en un tas de membres plus douloureux les uns que les autres. Je souffre malgré les médicaments, je n'en peux plus de vivre ainsi et de vous voir triste par ma faute. Promets-moi de prendre soin de ta mère, et d'être là pour soutenir ton petit frère et ta nièce Mia. Garreth est sensible et risque de sombrer après mon départ. Je voudrais que tu me promettes de ne pas pleurer pour moi. Je veux que tu penses à tous ces bons moments que nous avons partagés et qui te feront bien plus de bien que les larmes de tristesse que tu déverseras. Mourir ne me fait pas peur. C'est une fatalité à laquelle tout être humain devrait être préparé.
— Quand j'étais petit, je pensais que tu étais immortel, c'est bête non ?! Je te voyais comme un super-héros, fort et invincible, prêt à en découdre avec n'importe quels méchants pour protéger ta famille. J'aimerais que mon fils puisse y croire à son tour, seulement je me sens incapable de lui mentir, et de prétendre que je n'ai aucune faiblesse. Quand tu quitteras ce monde, je serai anéanti, plus bas que terre, mais je sais que j'aurai ma femme et Aidan pour me maintenir à flot.

— Tu seras bien plus fort que tu ne le penses. Tu as traversé beaucoup d'épreuves ces dernières années alors ne laisse pas mon décès réduire tes efforts à néant. Vis Léo, souris à n'en plus finir, danse jusqu'à épuisement, chante jusqu'à en perdre la voix et surtout respire, n'oublie pas de respirer. Profite de tout ce que la vie nous offre, tu verras que cela sera bien plus facile et moins douloureux à supporter. Fais-le pour moi mon fils. Je t'aime Léo, et même une fois disparu, je t'aimerai toujours.

                                      ***

Mon père nous a quitté trois semaines plus tard. Il s'est éteint dans son lit comme il le souhaitait. Lorsque ma mère m'a appelé pour m'annoncer la nouvelle, j'étais dévasté mais je me suis remémoré les dernières paroles qu'il m'avait confié pour Thanksgiving et j'ai tenu ma promesse. J'ai relevé la tête, pris sur moi et j'ai fêté le premier Noël de mon fils en ayant le sourire aux lèvres afin de ne pas trahir sa mémoire. J'espère que là où il se trouve, il est fier de moi, tout comme je suis honoré de l'avoir eu pour père.

The soul of desireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant