On m'a répété toute ma vie que le travail paye. D'abord, ma mère : « Bosse à l'école, et plus tard tu pourras choisir un métier qui te plaira ». Comment aurais-je pu assimiler le message quand mes efforts en classe ne donnaient guère de résultat alors que le recel et le deal d'herbe me rapportaient de bien meilleurs bénéfices ?
Puis ce fut au tour d'Ivy de me faire la morale : « On doit travailler et gagner honnêtement notre argent si on veut construire un avenir stable pour notre fille ». Elle me rabâchait ça à longueur de temps en insistant sur « honnêtement », alors même que son ventre n'avait pas encore commencé à s'arrondir. J'ai donc fini par raccrocher, par amour, j'y ai même cru au début. Mais très vite ce fut encore la désillusion. Même en m'investissant à fond, je n'ai jamais réussi à garder mes boulots plus de deux mois, boulots qui ne rapportaient pas grand-chose. J'avais beau suivre les conseils des deux femmes de ma vie, pour moi le travail ne payait pas. Pourtant, de l'argent il en fallait, surtout après l'arrivée de la petite. Au bout de deux ans de galère, j'ai donc fait en sorte d'en trouver. Nous avions alors des revenus stables et confortables, jusqu'au jour où Ivy me força à choisir entre ma famille et la rue, folle de rage qu'elle était d'apprendre que j'avais secrètement repris le deal d'herbe, trois ans après avoir réussi à m'en sortir.
Aujourd'hui encore je suis incapable de savoir quelle décision j'aurais prise si je n'avais pas vu ce spot de l'armée à la télé. Guerre froide oblige, le gouvernement recrutait à tour de bras grâce à des publicités tape à l'œil aux budgets hollywoodiens qui mettaient en scène les dernières armes de pointe. Alors que le grand public ne pouvait plus s'offrir les nouvelles technologies suite à la crise des terres rares, l'armée nous proposait un bond dans le futur. Piloter des drones de combats, manipuler des canons rails ou arborer les dernières exo-armures sur le champ de bataille, autant d'arguments qui faisaient mouche chez tous les gosses immatures ayant gaspillé leur adolescence dans les jeux vidéo. Mon sergent instructeur est alors devenu mon nouveau distillateur de bons conseils, enfin à sa manière : « Vous n'êtes pas des hommes, du moins pas encore. Pour le moment, je ne vois que des tas de merde tout juste chiés par des pseudo-artistes pédés sous LSD ». Oui, il était comme ça notre cher sergent instructeur Baker. L'art et la culture n'étaient pour lui « qu'une sombre fumisterie de hippies gays végans socialistes qui ramollissent la société et la rendent vulnérable aux menaces extérieures », rien que ça. Il ne ratait jamais l'occasion de nous rappeler sa vision des choses dans le domaine artistique. Je me souviendrai toujours de la première fois qu'il en avait fait mention : « Vous aimez la musique ? Les films ? Les livres ? Ta gueule toi là-bas ! Viens ici ! Je n'aime pas les lèche-culs dans ton genre ! Fais-moi trente pompes ! Si vous pensez comme ce fayot de sale rat de bibliothèque que la littérature et autres conneries artistiques vont vous sauver de la guerre à venir, laissez-moi vous dire que vous vous trompez lourdement ! La seule musique que je veux entendre c'est celle des tirs et des explosions ! Les seuls tableaux que je veux voir sont des monochromes rouges, peints avec le sang de nos ennemis ! Et la seule littérature qui me passionne provient des comptes rendus et rapports de bataille ! Vu ? ». Il avait clairement maté trop de films du siècle dernier, les mêmes que mon grand-père me forçait à regarder. Toujours est-il que je me suis investi à fond : les parcours du combattant, les marches forcées de nuit, les cours d'instruction sur l'armement... Une fois encore ça ne payait pas. Trop petit, manque de discipline ou encore difficulté à obéir à la hiérarchie. Si je ne me suis pas fait virer de l'armée suite à mes nombreux jours au trou, c'est peut-être grâce à mes excellents résultats au tir, mais surtout parce que la guerre approchait. Pour autant, je n'ai jamais piloté un drone, ni touché une de ces nouvelles armes, et les exo-armures, même pas en rêve. Au lieu de ça, j'ai fini troufion avec un salaire minable à garder une base militaire au beau milieu du Nevada. Perdu au fin fond du désert, j'assistais au retour des champignons nucléaires nouvelle génération, soi-disant plus propres. La blague.
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Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1
Science FictionAlors que la Troisième Guerre mondiale fait rage, le monde bascule dans l'escalade nucléaire le 21 septembre 2037, « The Enola Day ». Le conflit dure quelques mois, suffisamment longtemps pour défigurer la planète. En Europe, un immense territoire s...