Chapitre 4.1 - Ni se laisser distraire, ni forcer la défiance

243 36 13
                                    

Prisonnier d'une sorte de bulle invisible qui me coupe du reste du monde, le son est comme étouffé. Mes bras tombent sous leur propre poids, plus aucun de mes muscles ne répond. Je suis figé, debout, le regard fixé sur la scène sordide qui se déroule sous mes yeux, mon œuvre. Sebastian est déjà au-dessus du corps de la femme. Il a dû me bousculer pour accourir aussi vite, je n'ai pas fait attention, aucun souvenir. Il l'ausculte à l'aide d'une petite lampe, je peux ainsi contempler mon travail de professionnel. Une balle, une seule, en plein cœur. Je suis une ordure... une ordure foutrement efficace.

Les enfants sont autour de leur mère, enfin je suppose qu'elle l'était. Le jeune garçon s'est laissé tomber sur les genoux et secoue le corps en hurlant, tandis que la petite fille reste debout, en retrait, immobile. Grâce au léger éclairage de Sebastian, je perçois son regard perdu. Du fait de son très jeune âge, elle ne semble pas comprendre la situation, contrairement à son grand frère, le visage tordu par les cris et les pleurs. Il est de plus en plus hystérique, me confirmant les liens de parenté que je redoutais. Il donne des coups à Sebastian qui tente de le faire reculer en le prenant par les épaules. Toujours bloqué dans ma bulle, je n'entends pas ce qu'il lui dit, mais il parvient à le calmer et à capter son attention. Puis il lui met la lampe entre les mains avant de se tourner à nouveau vers le corps sans vie pour commencer une série de massages cardiaques. Ses gestes sont hésitants, imprécis, une pâle imitation d'un acte qu'il n'a jamais exercé. La petite fille se rapproche et s'agenouille à son tour près de sa mère. Elle lui caresse les cheveux comme si cela allait la réveiller ou apaiser une quelconque souffrance. À sa manière, ne sachant pas ce qu'est la mort, elle tente de faire quelque chose, pour aider. Le garçon braque la lampe vers moi, il veut contempler le visage de l'assassin de sa mère. Le faisceau de lumière m'éblouit, me sortant de ma torpeur. Le son me revient lentement. Je perçois des cris et des tirs provenant des affrontements au loin, la voix nerveuse de Sebastian comptant chaque pression qu'il exerce, et surtout, j'entends les insultes du jeune garçon dans une langue que je ne connais pas. Vu le ton employé et le regard qu'il me lance à travers ses petites lunettes, pas besoin de comprendre les mots pour en interpréter le sens. Ce n'est que souffrance et détresse. Ces enfants viennent de perdre un des repères de leur vie, peut-être le dernier.

— ... casse-toi !

Sebastian me hurle dessus alors qu'il vient de comprendre : il ne pourra pas sauver cette femme.

— Hey ! Tu me entendre ? Casse-toi d'ici !

Cette fois il attire toute mon attention.

— Quand Frantz voir ça... T'es mort ! Pars ! Pas besoin de toi.

Il n'est plus le jeune bleu inexpérimenté de ces dernières heures. Ses mains tremblent, sa voix vacille et ses phrases sont mal construites, mais il garde son sang-froid et parvient à communiquer dans une langue qu'il maîtrise à peine. Je ne sais pas si c'est de la sympathie ou de la peur, mais il m'offre une chance de m'en sortir. Il détourne son regard pour se consacrer aux enfants, prend la petite fille dans ses bras, puis tente de tirer le garçon par la manche, mais celui-ci se débat violemment pour retourner auprès de sa mère. Ne sachant quoi faire, Sebastian repose la fillette. La petite va se coller à son frère, innocente. J'ignore quelle expression peut bien afficher mon visage, mais il inspire clairement du dégoût à Sebastian.

Il faut me ressaisir. Oui, ce que je viens de faire est horrible, mais c'est un accident, et je ne tiens pas à payer cette erreur au prix fort. Je la mérite peut-être, mais ma mort n'apportera rien. Pas la peine de réfléchir plus longtemps, je me tire. Sans un mot ni le moindre signe envers Sebastian, je range mon arme, passe par-dessus une carcasse de voiture, puis m'éloigne de l'autoroute en courant vers un bois sans me retourner. Il n'y a plus que les craquements de branches et de feuilles mortes sous mes pieds. Un dernier coup de feu lointain marque la fin des hostilités et ma collaboration avec Frantz et son groupe.

Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant