Chapitre 8.1 - Alors dans l'ombre naissent les plans de la discorde

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Nous n'avons pas tous la même définition du mot discrétion. Alors que je fais mon possible pour ne pas marcher dans la boue et rester à couvert, le reste de mon groupe court tout droit en direction de la réserve, notre point de rendez-vous. On sait tous que les vigiles là-haut sont de notre côté, mais tout ce vacarme pourrait alerter ceux qui dorment dans leurs tentes ou dans les maisons aux alentours. Même le gamin de 8 ans fait un effort. Nous empruntons maintenant le chemin qui mène à la petite cour. Pour le moment tout se passe bien. Je n'ai pas eu le temps de dire au revoir à Tanya. Elle ne sait même pas que je m'en vais ce soir.

Nous sommes arrivés. Comme prévu, Ralph, les traits tirés, nous attend dans la réserve avec les deux précédents groupes. Leurs sacs à dos pleins, ils attendent que nous remplissions les nôtres à la faible lueur des lampes de poche. Nous sommes vingt-quatre, presque autant d'hommes que de femmes. Tous ne sont pas en parfaite santé, certains devraient être en ce moment même allongés sur un lit d'hôpital. Ils sont accompagnés par quatre enfants de 5 à 8 ans. Rares sont ceux plus jeunes ayant survécu aux radiations et aux conditions de vie difficiles.

Nous commençons à charger dans nos sacs ce que Ralph nous a mis de côté. Sa femme et sa fille ne le lâchent pas. Je n'avais pas mesuré à quel point les enjeux étaient importants pour lui. Il risque tout, d'où son investissement total cette nuit. L'ambiance est tendue, les gestes sont fébriles et les regards fuyants. Je devine ce qui se trame dans leur tête : le plan va-t-il fonctionner ? Avons-nous pris la bonne décision ? Que se passera-t-il si nous nous faisons prendre ? N'ai-je pas condamné mon enfant ?

Le calme domine malgré tout, il n'est perturbé que par les frottements de tissu, les craquements de plastique ou les boîtes de conserve qui s'entrechoquent, et parfois quelques interrogations émises à voix basse. Le niveau de stress monte d'un cran lorsque Ralph demande à tout le monde d'éteindre leurs lampes et de ne plus dire un mot. Puis, accompagné de Lorenz, ils sortent tous les deux de la réserve, nous laissant dans les ténèbres.

Les secondes sont interminables.

Trois minutes. On doit attendre trois longues minutes avant de sortir à notre tour et de foncer vers le fourgon garé plus loin et préalablement ouvert par Lorenz, parti chercher la carte de démarrage.

Déjà une minute de passée.

Le silence est pesant, l'attente, interminable, l'obscurité, pas tout à fait complète. Quelques bruits de reniflements, de raclements de gorge et de piétinements. J'en entends certains qui comptent les secondes à voix basse, un autre qui additionne les tic-tac de sa montre portée à l'oreille. Je préfère de loin la mienne, gracieusement fournie par l'Oncle Sam. L'écran digital rétroéclairé me permet de surveiller l'heure discrètement sous mon manteau.

Deux minutes, il n'en reste plus qu'une.

Le suspense est à son comble. Des voix basses se manifestent de plus en plus. Quelques jérémiades montent. Les enfants ne voient plus du tout la situation comme un jeu. Les corps commencent à s'agiter sous l'effet de l'engourdissement et de l'attente stressante. Des flashbacks de la guerre me traversent l'esprit. Je me souviens à quel point l'attente est familière au soldat. Elle l'accompagne presque quotidiennement, bien plus que l'action qui, finalement, reste rare.

Le compte à rebours est maintenant dépassé de dix secondes, et personne ne bouge. Mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Trois longues et interminables minutes pour finalement rester figés sur place une fois l'instant venu. Et moi qui suis bloqué tout à l'arrière. C'est finalement un gémissement de gosse qui finit par réveiller les deux premiers. Ils sortent de la réserve, donnant le signal aux autres qui s'élancent précipitamment. Ces imbéciles ne parviennent pas à maîtriser leur angoisse, à tel point que deux d'entre eux tentent de passer la porte en même temps, faisant râler les derniers qui attendent leur tour. Après encore quelques secondes de tensions je sors enfin. La petite cour est plongée dans l'obscurité et le froid, quant au silence, il devait sûrement régner avant que le groupe ne déboule. Tout le monde se rue vers le fourgon, toujours garé au même endroit, juste à côté des deux voitures et au plus près de la réserve. Tout comme le mot discrétion, ils ne connaissent pas les définitions de calme et ordre. Ils courent comme s'il n'y avait pas de place pour tout le monde. Arrivés devant le fourgon, à la surprise générale, celui-ci est fermé, et toujours pas de Lorenz. Pas non plus de Ralph, mais ça c'est normal, il est censé se trouver dans le cabanon près de la grande porte à attendre le signal pour entamer sa représentation théâtrale. Erwin et ses hommes, armés de fusils, sont bien là, eux, tout là-haut sur les remparts de fortune. Ils ne bougent pas et se contentent de nous regarder. Et comme prévu, la grande porte est déjà ouverte.

Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant