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Le ciel est couvert, enfin, plus qu'à la normale. Pleuvra ou pleuvra pas ? Vaudrait mieux pas, je suis au milieu de rien, pas de quoi m'abriter. L'hiver laisse peu à peu place au printemps, les menaces d'averses sont donc bien réelles, et je ne tiens pas à me faire cramer par des pluies acides. J'aurais pu suivre l'itinéraire le plus évident sur la carte, longer l'autoroute plein ouest puis bifurquer direction Nonnweiler et ainsi profiter des véhicules abandonnés, restaurants et stations-services présents sur les aires de repos pour m'en servir d'abri en cas d'urgence. Ouais, une chouette virée en perceptive, si on omet les risques de croiser d'autres personnes. Tous n'ont pas de mauvaises intentions mais je suis tout seul à présent et je ne peux prendre aucun risque, d'où la nécessité de garder mes distances avec les axes principaux. Alors même si je n'ai jamais été un grand amateur de marche en pleine nature cette option reste malgré tout la moins risquée.
L'étroite route de campagne au bitume craquelé sur laquelle je marche depuis des heures se transforme en chemin agricole aux deux bandes de terre battue recouvertes localement par la fine couche de neige qui perdure çà et là. Les infatigables allers-retours répétés par des générations d'agriculteurs sur leurs engins ont tellement tassé la terre que la nature semble avoir abandonné l'idée de reprendre ses droits sur ces deux traînées stériles. Seul le bruit de mes pas percutant ce sol durci par les hommes et le gel vient perturber le silence pesant de cette campagne désertée. Tout autour, de grandes forêts lugubres où les arbres nus côtoient des pins aux sinistres couleurs brunes bordent les anciens champs que je longe.
J'avance toujours direction nord/ouest, en tout cas c'est ce qu'indique ma boussole. Notre formation à son utilisation fut sommaire durant nos classes. L'état-major avait décidé que ces instruments antiques étaient depuis longtemps dépassés par les GPS de combat de chez Deltaway, une entreprise américaine ayant obtenu le contrat de sa vie à la fin des années vingt. En partenariat avec l'armée, elle développa un appareil de géolocalisation compact à porter au poignet et destiné à l'infanterie sur les théâtres d'opération. On peut dire qu'ils avaient réussi leur pari. Des petits capteurs solaires Sunvolt et une batterie miniature fournissaient une parfaite autonomie à ce petit engin. Robuste et fiable, sa programmation ne laissait aucune place à la futilité, rien que l'essentiel : donner notre position et celle de nos ennemis en temps réel, rien d'autre. Pas d'options ni de fonctions supplémentaires toutes aussi inutiles qu'énergivores. Qu'est-ce que je donnerais pour un Deltaway... Son seul défaut était sa rareté, car l'armée s'était contentée de n'en donner qu'aux chefs de section, soit environ un homme sur trente.
Mes rougeurs me démangent. Elles pullulent un peu partout sur mon corps, comme des plaques d'eczéma, allant de la taille d'un pouce à celle d'une pomme. Elles finissent par saigner à force de les gratter, formant des croûtes. Difficile de savoir si ces inflammations sont dues au manque d'hygiène ou aux radiations. Peut-être les deux tout compte fait. Mon ventre gargouille depuis presque deux heures. La matinée bat son plein et voilà que la faim me tiraille déjà. Pourtant pas le choix, rationnement oblige je vais devoir attendre ce soir. Là, je m'autoriserai l'ouverture de la boite de maïs, le trophée de Mark.
J'ai beau me torturer l'esprit à son sujet, il faut me rendre à l'évidence : c'était lui ou moi. Nous aurions fini par nous entretuer, que ce soit sous l'emprise de la faim ou suite à l'un de nos nombreux désaccords. Et cette histoire de s'installer ici, de reconstruire, qu'est-ce qui lui a pris ? Je me doutais que son moral flanchait mais je n'imaginais pas qu'il puisse un jour baisser les bras. Je ne peux pas dire que je l'appréciais particulièrement, Mark, mais sa force de caractère et son optimisme ont toujours été moteurs. Je me suis souvent appuyé sur lui pour continuer à avancer, alors l'entendre parler d'abandonner notre objectif, lire la résignation dans ses yeux, c'était comme une trahison. Tout à coup l'espoir de fouler à nouveau le sol de mon pays, revoir ma famille, ma femme, ma fille... en l'espace d'une conversation, le temps de quelques phrases, et voilà que tout mon monde s'écroulait. Il n'était pas question de me laisser embarquer dans sa désespérante nouvelle vision de l'avenir. Seulement, mettre fin à notre collaboration ne pouvait pas être sans conséquence. Abandonner notre mode de survie c'est forcément passer de l'autre côté, dans l'autre camps, tous les autres camps. Le risque de me confronter un jour à Mark m'a toujours préoccupé, et hier soir, la perspective de le voir devenir un ennemi n'avait jamais été aussi grande. Étant donné sa carrure, je n'aurais jamais fait le poids à la loyale. Il me fallait donc prendre les devants, c'est ça, c'était lui ou moi.
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Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1
Ciencia FicciónAlors que la Troisième Guerre mondiale fait rage, le monde bascule dans l'escalade nucléaire le 21 septembre 2037, « The Enola Day ». Le conflit dure quelques mois, suffisamment longtemps pour défigurer la planète. En Europe, un immense territoire s...