Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1

Chapitre 10.1 - Car l'esprit trop étroit n'atteint pas les hauteurs

Je n'avais pas passé une aussi bonne nuit depuis bien longtemps. Nous étions tellement imprégnés d'un sentiment de sécurité que nous n'avons même pas pris la peine de faire des tours de garde, j'avais simplement posé une chaise en équilibre sur la trappe fermée. Le premier qui l'aurait ouverte réveillait toute la maison. En-dehors de ma sanglante quinte de toux nocturne, j'ai profité d'un lourd et profond sommeil réparateur, à la différence de Tanya. Elle était déjà debout à mon réveil, et à sa tête j'ai tout de suite compris que ses démons lui ont rendu visite dans ses cauchemars. Les événements de Kell am See l'ont profondément marquée. Elle s'y habituera.

Juste avant notre départ de Riol, Tanya a insisté pour dire au revoir à Carla. Reposé et de bonne humeur, j'ai accepté. Mais, à la réflexion, j'aurais dû lui imposer une limite de temps. J'ai poireauté dehors une trentaine de minutes, suffisamment longtemps pour que l'on m'ait demandé la charité à trois reprises. Lorsque Tanya est enfin ressortie en compagnie de la vieille, j'engueulais ce sale gosse qui tournait autour de moi, m'attirant les foudres des deux femmes. Ma bonne humeur ainsi entamée, j'étais moins enclin à l'attendre davantage. Mon impatience s'est transformée en agacement quand elles se sont prises dans les bras pour se dire au revoir. Puis l'agacement en irritation lorsque Carla a discrètement glissé quelque chose dans l'une des poches de Tanya. Et enfin l'irritation en énervement au moment où la vieille lui souffla une dernière phrase à l'oreille. Voilà comment pourrir une journée qui commençait pourtant bien. Qu'est-ce qu'elle lui a donné ? Et qu'est-ce qu'elle lui a dit ? Un conseil ? Un avertissement ? Et de quoi ont-elles bien pu parler pour avoir redonné tant de confiance à Tanya ? Elle qui semblait détruite hier, la voilà qui marche à mes côtés, à un bon rythme, fusil tenu presque correctement. Et pourquoi tout ça m'obsède tant ?

Il faut que j'arrête de ruminer comme un vieux paranoïaque. Je dois admettre que cette Carla s'est montrée très généreuse. Elle a donné à Tanya des vêtements propres – selon les critères de notre époque – ainsi qu'un sac à dos avec à l'intérieur un duvet, quelques produits d'hygiène, des trucs à grignoter et à boire. En tout cas de ce que j'en sais, puisque je n'ai pas eu le droit d'y jeter un œil.

Le trajet a été rapide, je n'ai pas vu l'heure passer. Nous terminons l'ascension de la colline qui nous donnera une vue panoramique sur notre destination. Ça n'a été qu'un petit détour par rapport à l'itinéraire que nous a conseillé Carla. Et quand je vois le panorama que nous avons sous les yeux ça en valait la peine. Chweich... Ssweich..., est en vue, droit devant nous, sur l'autre rive de la Moselle. La route traversant la ville continue vers le nord, à travers les bois et les champs, loin à l'horizon. De notre côté de la rive, à notre droite, l'autoroute 1 continue de s'étendre. Un peu plus loin, dans un enchevêtrement de bitume et de tôles multicolores, elle forme un échangeur avec une de ses sœurs jumelles. Après ça, l'autoroute 1 continue droit vers la Moselle et s'y arrête net. Du pont autoroutier il ne reste que deux larges morceaux de tablier en béton plongeant à pic dans l'eau. Carla ne nous a donc pas menti. Seul subsiste un petit pont plus à l'ouest du gros.

— On devrait pouvoir traverser là-bas, non ?

— Tu parles du petit pont ? À moins que tu ne préfères traverser à la nage, je ne vois pas d'autre solution.

— Carla m'a conseillé d'emprunter cette route, celle qui passe dans ce bois. Tu la vois ? me demande-t-elle tout en me la désignant du doigt. C'est apparemment plus rapide.

Et en effet, d'ici je ne vois pas de meilleur itinéraire.

— Va pour l'itinéraire de Carla.