Double jeu ✔️

Chapitre 38

Le noir. C'est la seule chose de réelle ici. Et la douleur aussi. Et les courbatures qui montrent clairement ce par quoi on passe, ce par quoi je suis toujours passée au final. A croire que cet enfer ne pourra jamais prendre fin, que je suis condamnée à cette vie de misère.

Je ne sais pas combien de temps exactement s'est écoulé : je suis constamment sous drogue. Enfin, c'est la seule explication logique à mes pertes de mémoires trop régulière et à mon esprit cotonneux. On aurait pu me déplacer dans un tout autre bâtiment, me faire reprendre la voiture... sans même que je ne m'en rende compte.

Durant mes rares moments de conscience, je me demande si on s'inquiète de ma disparition, si on l'a remarquée. Est-ce qu'ils pourraient penser que j'ai fui ? J'étais en route pour me rendre chez Lexa en taxi, je pouvais facilement donner une autre adresse à la dernière minute.

Et Madi, comment va-t-elle ? Moi qui étais prête à tout sacrifier pour la voir grandir, voilà que ça n'arrivera jamais. Est-ce que quelqu'un acceptera de s'en occuper ? J'ai officiellement nommé Raven en tant que marraine donc la garde devrait lui revenir, mais acceptera-t-elle ? Je me mets à douter de tout. Je ne sais plus ce qui est vrai, ce qui ne l'ai pas. Où est le mensonge ? Et la vérité ? Cet état d'incertitude permanent est horrible. Je me doute que la substance que l'on me donne régulièrement n'y est pas étrangère.

Par intermittence, il m'arrive aussi de réfléchir à la suite. Suis-je condamnée à ce genre de conditions jusqu'à la fin ? J'ai beau essayer, j'ai beau tenter, à chaque fois je me retrouve dans une situation pire que l'ancienne. Je pensais que la vie ne se résumait pas à une simple question de survie. C'est faux. Le problème est que j'en ai marre d'essayer de survivre en vain. Plus le temps passe, plus j'ai envie d'en finir.

Mes souvenirs sont totalement épars, ne me laissant apercevoir les environs que par légers flash. Je sais que la plupart du temps je suis dans une sorte de cabane en bois avec d'autres filles. Certains visages me semblent familiers mais sans plus. Sans doute des personnes croisées au détour d'un couloir. Hier comme aujourd'hui, je ne fais pas attention aux autres. C'est totalement inutile.

Il fait froid dans cet endroit et nous dormons à même le sol quand nous y arrivons. Nous nous sommes presque naturellement réunies au centre de la pièce pour se partager notre chaleur corporelle. Ce n'est pas grand-chose, mais c'est déjà mieux que rien.

De temps à autre, un homme entre pour attraper l'une de nous. J'ai fini par ne plus y faire attention. Au début, je me débattais un minimum, maintenant plus. En fait, j'ai fini par m'y faire. Et puis il vient toujours avec son aiguille. Cette aiguille qui me permet pour un moment de ne plus rien ressentir d'autre qu'un vide agréable. Je n'ai pas besoin de le vivre pour savoir exactement ce que l'on fait de mon corps qui se retrouve un peu plus mutilé à chaque réveil. Et pouvoir oublier tout est clairement parfait. Au moins, je n'ai pas à vivre avec ces nouvelles images. J'en ai déjà plus qu'assez pour toute une vie.

Personne ne parle jamais ici. Pas même celui qui vient nous chercher. Il se contente d'en attraper une par le bras avant de sortir. Je me demande si ces "clients" sont ici aussi. Y a-t-il une pièce spécialement prévue ? Comme avant ? Et est-ce que ces gens faisaient partie du clan ? Je suppose : leur manière d'agir est très similaire. Comme quoi, ils ne mourront jamais réellement. Ils sont comme de la mauvaise herbe. Ceux de dehors sont bien naïf de penser pouvoir un jour les arrêter, même si j'y ai moi aussi pensé pendant un petit instant. Un court instant qui m'a fait baissé ma garde et projetée ici. Sans quoi, j'aurais définitivement quitté ce taxi avant même de m'y assoir. J'aurais évité bien des problèmes.

Parfois, quand mon esprit est plus ou moins clair, je pense à Lexa. J'aurais aimé pouvoir la remercier pour tout ce qu'elle a fait pour moi. Elle aurait pu me laisser pourrir en prison, me confier à quelqu'un d'autre... Bref, elle n'était pas obligée de faire tout ce qu'elle a fait pour moi.

Elle m'a menti, c'est sûr et certain, mais je n'ai pas eu le temps d'écouter les raisons pour lesquelles elle a fait ça. Si ça se trouve, elle avait une excellente raison. Il doit y avoir un protocole tellement compliqué à suivre.

Il y a tellement de question que j'aurais voulu poser, des questions auxquels je n'aurai jamais la moindre réponse. Je ne suis pas idiote, je vais mourir ici. De faim, de soif, de mes blessures... Il y a tellement d'options. J'ai déjà réussi l'exploit de survivre plusieurs années, je n'y parviendrai pas une seconde fois. Et surtout, personne ne pourra venir nous sauver. Ce qui est arrivé au clan était un véritable miracle. Il n'y en aura qu'un.

Je me sens comme une condamnée à mort. C'est sans doute la raison pour laquelle je refuse de m'alimenter avec le peu qui nous est servi. L'eau en revanche est distribuée dans un seul gobelet, le tout sous étroite surveillance. Une fille, voulant certainement en finir, a voulu refuser de boire. Résultat, ils l'ont forcé en lui bouchant le nez avant de la battre violemment. Juste assez pour qu'elle reste en vie quelques temps encore. Il y a certainement eu plus de scènes dans ce genre, mais la grande majorité a été effacée de mon esprit. Et ce n'est plus mal.

Aujourd'hui, je me sens particulièrement faible. Bien plus que tous les autres jours. Je me sens incapable de simplement ouvrir les yeux après cette sieste tout sauf reposante. C'est bientôt l'heure de ma fin, je le sens. Je vais le rejoindre d'ici peu.

Qu'est-ce qu'il y a après la mort ? Un simple sommeil sans fin ? Le paradis ? La réincarnation ? Je n'ai jamais vraiment pris le temps d'y réfléchir. Je n'avais tout simplement pas le luxe de pouvoir y penser. Mais maintenant que je me retrouve mourante sur ce sol crasseux, toutes mes pensées sont dirigées dans cette direction. Je vais le découvrir rapidement alors je suppose que c'est normal de se demander ce qui va m'arriver. Est-ce que je suis anxieuse ? Un peu. Mais je me dis que rien ne peut être pire que ce que je vis actuellement. Je me sens juste un peu honteuse de laisser ma fille derrière. Elle va devoir grandir sans père ni mère, alors que je m'étais promis de lui offrir une vie aussi belle que possible. Tout ce que je peux faire, c'est espérer qu'elle tombera sur une bonne famille d'accueil.

J'entends vaguement un bruit de remue-ménage. Sans doute vient-on chercher une nouvelle. Ça ne s'arrête vraiment jamais ici.

Comme je le pensais, je suis celle choisie. Pas de piqure cette fois. J'ai déjà remarqué que, lorsqu'une d'entre nous est extrêmement mal au point, elle se fait embarquer afin de servir une dernière fois.

Je sens à peine que l'on me tire debout. Je ne suis même pas certaine d'être debout en réalité tant j'ai l'impression de flotter. Je ne saurais dire si c'est agréable ou désagréable.

Avant de sombrer définitivement dans les ténèbres, le regard rassurant de Lexa me revient en tête. J'aimerais tellement avoir pu lui dire adieu, la serrer une dernière fois dans mes bras.