Chapitre 1

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J'ouvre difficilement les yeux, le corps complètement endolori. J'aimerais dire qu'on s'y habitue, mais c'est complètement faux. Chacun est différent. Chaque jour est une nouvelle torture. Encore et encore. Depuis des années. J'ai arrêté de compter après le trois-centième jour. C'est ma vie désormais et il faut que je l'accepte : j'ai signé pour ça et je n'ai aucun moyen de m'échapper.

D'autres ont essayé avant moi. Aucun n'a réussi. Pour certains, leur situation a empiré. Pour d'autres, on n'a plus jamais entendu parler d'eux. Ce sont ceux qui sont considérés comme moins utiles généralement. Des personnes facilement remplaçables. Comme moi.

Avoir une formation particulière en médecine, par exemple, est recherchée. La plupart de ceux qui arrivent ici n'ont pas fait de longues études. Nous étions généralement complètement perdus. Sans quoi, jamais l'idée de venir s'engager dans ce clan, dans ce piège, ne nous aurait traversé l'esprit.

Parfois je regrette de ne pas avoir suivi le conseil de ma mère. Si j'avais quelques bases pour prodiguer des soins, même trois fois rien, je pourrais avoir des conditions un peu plus vivables. Un peu, c'est déjà mieux que rien.

Mais ce n'est pas le cas. Et il est trop tard pour apprendre maintenant. Beaucoup trop tard.

Je me relève difficilement. La nuit a été longue. Ou courte, ça dépend comment on le voit.

Mon dernier client est parti aux environs de deux heures. Comme d'habitude, j'ai dû attendre jusqu'à sept heures dans un demi-sommeil avant d'avoir l'autorisation de rejoindre ma chambre. Enfin, si on peut appeler cette petite pièce où nous sommes entassés une chambre.

Pour cette fois, je m'en sors relativement bien. Je n'ai que quelques marques rouges au niveau des poignets et certainement des bleus supplémentaires. Mais j'ai cessé de tenir le compte de ces derniers. Ils font parties de moi au même titre qu'un point de beauté.

Une personne extérieure se rebellerait certainement. Sauf qu'il est bien là le problème : nous ne sommes pas des personnes extérieures. Et nous n'avons aucun contact avec eux. Personne ne sait ce que nous endurons. Sauf ceux qui en profitent. Et eux, ils ne sont pas prêts de tout dévoiler. Pourquoi perdre ainsi tous ces privilèges, tout cet argent facile ?

Je retourne jusqu'à mon baraquement. Le site est divisé en plusieurs zones elles-mêmes, divisées en plusieurs constructions. Chaque construction contient plusieurs pièces dans lesquelles une dizaine de lits superposés sont disposés. Nous avons à peine assez de place que pour nous déplacer.

Chaque construction abrite au moins un spécialiste. C'est pour mieux nous diviser je suppose. Ou nous montrer que ce n'est pas vraiment mieux dans une autre section. Je ne sais pas et honnêtement, il y a longtemps que j'ai cessé d'essayer de comprendre quoi que ce soit. Ce n'est pas utile pour survivre. Et le savoir est souvent dangereux.

Je me laisse tomber en soupirant sur mon matelas. Je ne peux pas dormir, pas tout de suite.

- Hey blondie.

Je relève la tête avec un faible sourire vers la brune qui vient d'entrer.

- Salut Raven.

- Ouch, tu as une petite mine. Dure nuit ?

- J'ai connu pire. Et toi ? Elle n'a pas été trop compliquée ?

- Un petit ange.

Elle s'assied à côté de moi et me tend le petit paquet qu'elle tenait dans ses bras.

- Pas que ça me dérange qu'elle soit calme, mais ce n'est pas normal Clarke. Nyko n'arrêtait pas de le répéter.

A cette mention, mon regard dérive tristement vers le lit qu'il occupait autrefois. Nyko était notre spécialiste en médecine. Il est mort comme beaucoup d'autre. Je crois qu'il a tenté de s'enfuir une fois de trop. On évite de parler de ça. De la mort mais des disparus aussi. On se contente de vivre notre propre vie et c'est déjà bien assez compliqué sans avoir besoin d'en rajouter.

- Je sais... Mais il ne s'y connaissait pas avec les enfants. Il le disait lui-même.

- J'ai entendu dire qu'on aurait un nouvel arrivage dans peu de temps. Avec un peu de chance, on aura quelqu'un d'un peu plus spécialisé.

- Il est hors de question que je laisse ma fille aux mains d'un inconnu, je m'écrie.

- Réfléchis-y, simplement.

Elle me presse l'épaule avant de sortir. Si je suis désormais en pause, pour elle la journée vient à peine de commencer.

Raven est dans la section mécanique. Elle s'occupe de tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la création d'appareil. Généralement, des téléphones, des ordinateurs... ce genre de choses. Ils sont ensuite envoyés à des multinationales ou autres grosses entreprises.

Cette ingéniosité qu'elle possède lui a sauvé la vie. Littéralement. C'était il y a presque quatre ans maintenant.

Nous ne vivons pas dans des lieux très sains ou sécurisés. Ce jour-là, une poutre s'était détachée du toit dans le hangar où elle travaillait. Elle a bien failli y passer. Heureusement, ou malheureusement ça dépend comment on voit les choses, seul sa jambe a été touchée. Si elle n'avait pas un aussi bon cerveau, jamais les patrons n'auraient pris la peine de la laisser récupérer ni de se soigner. Ça a été long et à plusieurs reprises elle a voulu tout abandonner, sortir de cet enfer pour de bon.

Aujourd'hui, elle est forcée de porter une attelle de fortune qu'elle améliore comme elle peut avec des pièces qu'elle trouve. Je sais qu'elle ne s'en ai jamais vraiment remis et que la douleur ne s'efface jamais tout à fait. Malgré tout, elle est restée. Et je ne sais pas comment je ferais sans elle. Surtout ces derniers mois.

Dans mes bras, la petite s'agite doucement.

- Coucou Madi, je dis tendrement.

Je lui embrasse le front tandis que ses yeux s'ouvrent petit à petit.

Ma fille est pour ainsi dire la seule chose qui me maintient encore en vie. Sans elle, il y a longtemps que j'aurais laissé tomber.

Ça devait bien arriver à un moment. Avec ce que je subis tous les jours, ce n'est pas si étonnant que je sois tombé enceinte. Je pensais juste pouvoir l'éviter.

Elle gazouille doucement en tendant les bras vers moi.

- Maman va bien. C'était assez calme ce soir. Tu as faim ?

Je sais qu'elle est trop jeune que pour me répondre. Elle n'a que quelques mois après tout. Ce n'est encore qu'un nourrisson. Et c'est ce qui me fait peur.

Je n'y connais presque rien en médecine, mais je vois bien qu'elle est légère, même pour son âge. Je suis la plupart du temps complètement épuisée et je ne peux lui donner autant de lait que je le souhaiterais. Si elle était née dans un autre environnement, il lui en faudrait plus. Mais j'en suis incapable.

Et je crains surtout qu'en demandant un supplément, on ne me retire mon bébé. Je ne me fais aucune illusion, je n'ignore pas qu'un jour ils viendront la chercher pour l'emmener loin de moi. Et cette simple idée suffit à me donner des cauchemars. Pire encore que ce que me font ces hommes et ces femmes.

Rien que de devoir la laisser quelques heures à la charge de Raven me donne l'impression de ne plus avoir assez d'air, comme si on l'aspirait hors de moi.

Le jour où on me l'arrachera, je ne serai plus rien.

Si on me l'arrache. Plusieurs fois, je me suis dit que je pourrais tenter le tout pour le tout. Mais je n'en suis pas capable, je n'ai pas assez de forces. J'ai peur. Peur qu'ils ne me tuent et envoient Madi dans l'une des c'est soi-disant maternité.

Tant que je peux l'avoir à mes côtés, je profite égoïstement de ces moments.

Elle gigote un peu plus dans mes bras, me tirant de mes pensées.

- Pardon ma chérie, je suis un peu dans la lune on dirait.

Délicatement, je nous installe plus confortablement pour qu'elle ait accès à mon sein. C'est l'heure de manger pour elle.

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