Lisztomania - Phoenix
À ma montre, les quatorze heures trente étaient passées, prédisant avec une quasi-certitude que j'arriverais en retard chez Cassie. Le GPS de mon téléphone annonçait en effet un trajet d'environ une demi-heure, sans compter la circulation excessivement dense à SF, même en journée.
Avec dépit, je songeai qu'il m'aurait été facile d'éviter les probables remontrances de la lycéenne si, en premier lieu, celle-ci ne m'avait désignée d'office comme chauffeur. Ou mieux, si elle ne m'avait pas forcée à venir. Quelle plaie ! « Mes parents ont besoin de leurs deux voitures pour le weekend, avait-elle prétexté, même si je devinais qu'elle craignait, avant tout, de devoir limiter sa consommation d'alcool durant le séjour. Toi t'es seule, non ? ».
Qu'aurais-je dû répondre à cela ? Qu'il était grossier de la part de Charlie d'avoir évoqué ma « situation familiale » avec le reste du groupe ? Certainement... Mais Cassie m'aurait alors une fois de plus fait remarquer à quel point j'étais secrète, rigide, engoncée. Peut-être aurait-elle même trouvé un nouveau terme, plus offensant encore, pour me qualifier.
À côté d'une analyse comportementale par une pseudo-psy en herbe, conduire tout un weekend m'avait semblé un moindre mal. Et puis, je ne tenais pas à mettre Charlie dans l'embarras en fustigeant ses indiscrétions. Ça avait été précisément le but de mes confidences : m'épargner le rabâchage intempestif de mes mensonges. Je devais donc plutôt remercier Charlie d'avoir si bien répandu mon histoire.
Je me baissai pour ramasser mon sac de voyage plein à craquer – on n'avait jamais assez « d'au cas où » –, imaginant avec une pointe d'appréhension ce que me réservaient les deux prochains jours. Quoi qu'ait pu dire ou souhaiter Cassie, Sarah serait de la partie. L'ambiance promettait d'être explosive...
Par sécurité, la brune voyagerait en compagnie de son chevalier servant et de Jenny et Duncan, tandis que je récupérais Cassie et Charlie. Enfermer les deux lionnes ensemble aurait été criminel. Sans pouvoir aller jusqu'à émettre un pronostic sur la gagnante, j'étais persuadée qu'un voyage de plusieurs heures dans un habitacle exigu aurait signé la mort de l'une d'elles.
Pour ma part, je m'estimais assez chanceuse du tirage. Cassie et Charlie étaient moins énervants qu'on pouvait le redouter. Il suffisait de ne pas prêter l'oreille à leurs enfantillages, voilà tout.
Bon, en toute honnêteté, je regrettais de n'avoir pu les échanger contre Jenny et Duncan. J'appréciais la compagnie tranquille de ces deux-là. Bien qu'en couple, ils s'affichaient rarement en public, et surtout, étaient fort peu loquaces comparé à la moyenne des adolescents. Ma tête ne s'en portait que mieux.
Sur le palier, je rencontrai Sydney, occupée à ouvrir une pile de courrier. Elle leva la tête, son visage exprimant une surprise exagérée, comme si elle s'attendait à voir une autre personne que moi surgir de l'appartement.
— Alors ma belle, on se fait la malle ?
Ma belle ?
À l'avenir, songeai-je, il me faudrait être moins cordiale afin d'éviter toute méprise sur la nature de nos relations. C'était ma faute, j'avais certainement envoyé les mauvais signaux, manifesté trop d'enthousiasme la fois passée. Lui confier mes peurs les plus intimes en pyjama avait été une sottise sans nom. Cela avait établi proximité qui n'avait pas lieu d'être. Je l'avais ainsi très mal habituée. Si je poursuivais dans ce genre d'absurdité, j'étais bonne pour arroser ses plantes et nourrir son chat pendant ses vacances...
— Juste pour le weekend, fis-je, laconique.
— Ça implique ton patron ? demanda-t-elle d'une voix enjouée.
À l'évocation de Lucifer, mon cœur se fendit. Je n'en montrai rien, retenant avec peine une grimace, hochant vivement la tête de gauche à droite.
— Je pars avec des amis.
Pas un mot de plus ne franchit mes lèvres serrées. Je me détournai avant d'essuyer une autre question et fonçai à l'ascenseur, sac à l'épaule.
Je ne sais ce que j'aurais répondu à Sydney si je lui avais donné le temps de s'intéresser en détails à mes « amis ». En revanche, j'étais convaincue d'une chose : jamais je n'aurais mentionné qu'ils fréquentaient encore le lycée. C'aurait porté un coup fatal à la version que je lui avais contée. Sydney aurait eu alors de bonnes raisons de penser que l'histoire de liaison avec mon patron n'était qu'un fantasme tiré de mon esprit tortueux et dérangé. Voilà pourquoi les mensonges devaient être maniés avec la plus grande précaution.
La meilleure tactique restait d'être vague, élusive. Ça évitait de se contredire deux jours après, et par-là même, de se voir affubler d'une étiquette de mythomane compulsive...
Je mis un temps considérable à atteindre le sous-sol. L'ascenseur s'arrêtait presque à chaque étage pour embarquer untel ou untel, mettant ma patience à rude épreuve. Fort heureusement, le trajet jusqu'à Sausalito fut plus court qu'attendu. Je n'accusais qu'une dizaine de minutes de retard. Dix minutes de trop, dirait Cassie.
Quand la voiture s'engagea sur la route étroite de Crescent Lane, j'aperçus la lycéenne devant le porche de sa maison, absorbée par ce que lui racontait Charlie. Une blague hilarante à en juger par sa posture... Elle riait à ne plus pouvoir, une main innocemment posée sur son torse. Lorsqu'elle remarqua la Mini, elle se redressa pour s'éloigner de Charlie, rougissante, puis m'adressa un salut gêné.
Elle descendit la volée de marches d'un pas sautillant pour venir à ma rencontre. Je lui ouvris la portière avant, et fus soulagée de la découvrir d'humeur exquise. Elle n'avait même pas relevé mon problème de ponctualité.
Charlie largua en vrac leurs bagages dans le coffre, puis se jeta lui-même, avec la même ardeur, sur la banquette arrière.
— La pêche, Latour ? dit-il en secouant mon siège comme une bouteille d'Orangina.
Je croisai ses yeux turquoise dans le rétroviseur.
— Refais encore ça et je demande à Duncan de t'embarquer. Tu finiras le trajet entre Ethan et Sarah.
— Oh non, pitié, Sainte Eléonore ! implora-t-il, les mains jointes dans un simulacre de prière. Tout mais pas ça. J'irai à pied s'il le faut.
Cassie gloussa et je me surpris moi-même à sourire.
— Boucle-là, ça suffira.
Il mima un zip qui glissait le long de ses lèvres tandis que je démarrais. En faisant demi-tour pour quitter l'impasse, je ne pus m'empêcher de zieuter la maison de Reg, toujours sous scellées. Depuis la dernière fois, mon malaise – reflet d'une culpabilité aussi improbable qu'injustifiée – s'était dissipé. Ne demeurait en moi que l'ombre d'une crainte, à peine palpable. Je n'y avais plus vraiment songé ces temps derniers. Après tout, si la police avait trouvé quoi que ce soit d'incriminant me concernant, elle se serait déjà manifestée.
À cette pensée raisonnable, mon inquiétude reflua. Elle me sembla même ne jamais avoir existé lorsque nous tournâmes à l'angle de la rue, avec devant nous, la perspective d'un weekend dans la cité des anges.
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Lips As Red As Hell [TERMINÉ]
ParanormalQuand la Mort débarque au lycée... Figée dans ses vingt-et-un printemps depuis des siècles, Eléonore mène à San Francisco une vie seulement rythmée par son travail : faucher des âmes. Sa routine est aussi plate que l'encéphalogramme d'un cadavre et...