Holocene - Bon Iver
Pendant qu'on mangeait, (surtout lui,) il fit preuve d'une grande curiosité à l'égard de mon passé. Il me posa un paquet de questions. Je répondis à certaines d'entre elles, mais en éludais la majorité.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'étais pas à l'aise. C'était comme raconter la vie d'une autre, que j'aurais connue autrefois. Aujourd'hui je me sentais diamétralement opposée à cette fille-là.
— Et comment es-tu... arrivée aux États-Unis ?
— Par bateau, un peu avant la première guerre mondiale.
L'image majestueuse et mirifique du paquebot Titanic illumina brièvement mes pensées. Puis les cris et la panique me revinrent. Les bousculades, la cohue pour monter à bords des canaux de sauvetage, et les corps. Les corps qui flottaient à la surface des ténèbres.
Je fermai les yeux pour chasser ces images macabres qui continuaient de me hanter.
— J'avais besoin d'un nouveau départ, ajoutai-je en remuant mon café.
David étudiait avec une attention démesurée la moindre de mes réactions. Je savais que le léger tressaillement de mon menton ne lui avait pas échappé.
— J'imagine que ça n'a pas dû être simple. De recommencer, encore et encore. De traverser les siècles.
— C'est le moins qu'on puisse dire.
Il pencha la tête et me scruta, plein d'une compassion que je ne pensais pas mériter.
— Tu n'as jamais été lasse ?
— De quoi ?
— De voir tout le monde mourir autour de toi ?
Je détachai un bout de mon muffin farineux avec une concentration feinte.
— Qu'est-ce que tu veux, c'est mon travail, ripostai-je décontenancée. Quel autre choix aurais-je d'après toi ?
David, hésita, visiblement embêté d'avoir à formuler à haute voix le fond de sa pensée.
— Tu as vécu si longtemps... Je veux dire, tu aurais pu avoir envie de rejoindre ceux que tu as aimé.
Je soupirai, émiettant le muffin, quoi qu'il en soit immangeable.
— Pour avoir vu mourir un nombre de personnes très nettement supérieur à la normale, et ce de manières diverses et variées, je peux t'assurer que d'expérience, ça n'a rien de réjouissant, répliquai-je sèchement, sur la défensive. Et puis, avant toi je n'ai jamais tenu à personne, avouai-je plus doucement, presque honteuse. Pas au point d'avoir envie d'en finir, comme tout à l'heure quand...
La suite refusa de sortir de ma bouche, laissant mes paroles en suspens. David fronça les sourcils, affligé à la simple évocation de ma tentative de suicide avortée.
— Et tes parents ?
— Nous n'étions pas en si bons termes que ça. Tu sais, au XVIIIe, les rapports étaient différents d'aujourd'hui. (Ma vision se flouta tandis que je m'égarais dans ma mémoire brumeuse.) Et maintenant, c'est comme un vieux film dont j'ai presque tout oublié. Ça s'efface peu à peu, sournoisement. On commence par ne plus se souvenir parfaitement des voix, puis les visages se troublent et on en garde plus qu'une image vague et étrangère. (Je revins à moi, un sourire faiblard aux lèvres.) J'imagine que le cerveau humain n'est pas fait pour emmagasiner autant d'années d'enregistrements, déclarai-je avec une pointe d'humour qui tomba à plat.
David me dévisageait toujours. L'intensité de son regard n'avait pas faiblit d'un milliampère. J'avalai une gorgée de café pour m'y soustraire, intimement persuadée qu'il tentait de dresser mon profil psychologique. Enfance difficile, traumatismes divers, difficulté à exprimer ses sentiments, attitude faussement désinvolte. Je voyais d'ici le tableau. Au fond, c'est vrai, j'étais brisée. David était le seul qui maintenait les morceaux à peu près en place, mais je refusais qu'il me voie comme quelque chose d'endommagé. Ou pire, comme une antiquité dont il n'y aurait rien à sauver.
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Lips As Red As Hell [TERMINÉ]
ParanormalQuand la Mort débarque au lycée... Figée dans ses vingt-et-un printemps depuis des siècles, Eléonore mène à San Francisco une vie seulement rythmée par son travail : faucher des âmes. Sa routine est aussi plate que l'encéphalogramme d'un cadavre et...