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Quand je fus garée au parking, je me rappelai un détail malheureux : j'avais laissé mon sac à l'appartement. Et par là même, la carte qui servait à appeler l'ascenseur depuis le sous-sol. Je garai donc la voiture dans le box, puis fis le tour par l'extérieur.

J'évitais d'ordinaire de parcourir les rues du quartier la nuit, mais après une telle soirée, plus rien ne m'effrayait. Je me sentais étourdie, presque saoule. Le shoot d'adrénaline qui m'avait boostée était retombé et je commençais à décompenser. Une fatigue vertigineuse s'emparait de moi.

Je marchai dans un état second, sans rien voir des ivrognes sur mon chemin. Je crus bien entendre qu'ils gueulaient quelque chose à mon intention – des insultes, sans doute – mais n'y prêtai pas l'oreille. J'empruntai le trottoir jusqu'à la grande arche de pierre qui abritait l'entrée de l'immeuble.

— Vous allez-bien, mademoiselle Latour ? s'inquiéta Charles, le concierge, lorsque je pénétrai dans le hall.

Certainement en référence à la tête de macchabée que j'avais aperçue dans le rétroviseur.

— Oh... dure soirée, répondis-je avec un vague sourire.

Peu convaincant, visiblement. Car plutôt que de rassurer Charles, cela amplifia sa réaction. Ses traits burinés se figèrent et j'eus l'impression qu'il hésitait à appeler une ambulance. Ça laissait craindre le pire ; mon état devait être plus préoccupant que ce que j'avais imaginé. Tandis que j'avançais, la démarche molle, le comportement du concierge ne fit qu'accroitre cette idée. Tout en conservant une distance respectable, il me suivit jusqu'à l'ascenseur, comme s'il se préparait à devoir me rattraper.

— Reposez-vous bien, me conseilla-t-il vivement au moment où les portes coulissaient entre nous.

Je l'en assurai d'un hochement de tête avant qu'il ne disparaisse.

Regagner mon appartement – en vie – fut un soulagement auquel je ne m'étais pas attendue en partant. Mais j'étais sûre d'une chose à présent : je n'en ressortirais pas pendant des jours. J'allais suivre les conseils de Charles et prendre du repos. En sentant le sol vaciller sous mes pieds, je fus persuadée du bienfondé de cette résolution. Des congés me feraient le plus grand bien. Ça impliquerait évidemment de trainer en pyjama, manger un tas de cochonneries et de me pelotonner sur le canapé devant des films guimauve. Oui, ce serait le pied. Et puis ce n'était pas comme si j'avais besoin de la permission d'un patron pour m'absenter. En attendant que la Mort reprenne du service, les indécis n'auraient qu'à... ne pas mourir. Faut s'accrocher dans la vie, pensai-je avec mon empathie légendaire.

En entrant dans la chambre, je fuis mon reflet dans le miroir. Je ne tenais pas à éprouver plus d'effroi que je n'en avais connu au cours de la soirée. J'avais eu ma dose.

Du bout des doigts, j'écartai les persiennes pour regarder dehors. Si on excluait des faits notables la présence d'ivrognes chaque soir plus nombreux, il n'y avait rien à signaler. À première vue, la police ne m'avait pas suivie jusqu'ici – indubitablement la meilleure nouvelle de la journée.

Légèrement rassurée, je me déshabillai. Bien que je ressente à cet instant le besoin intense de laver, frotter, récurer chaque centimètre de peau que Reg avait touché, je n'en trouvai pas la force. Éreintée, je me coulai directement sous la couette. La torpeur que je sentais grandir depuis mon retour, continua de me gagner et...

Ce fut le moment que choisit mon smartphone – maudit soit-il – pour se mettre à vibrer en musique. Déjà rendue aux portes du sommeil, je m'éveillai en sursaut, le cœur repartant au quart de tour.

Qui diable m'appelait à cette heure ?

D'un geste maladroit, j'étendis le bras vers la table de chevet et m'emparai de l'objet de mes souffrances. Plissant les yeux, j'approchai l'écran de mon visage, éblouie par sa lumière. Le numéro m'était inconnu. La police n'aurait pas daigné me passer un coup de fil avant de m'embarquer, si ? Probablement pas. Mais afin de m'en assurer, je décrochai.

— Allo ?

Une voix masculine qui ne m'évoquait aucun souvenir résonna dans le haut-parleur.

— Bonsoir, Eléonore.

Déstabilisée d'entendre l'inconnu m'appeler par mon prénom, je restai muette.

— Je tiens pour commencer à vous remercier pour ce que vous avez fait, enchaina-t-il.

Mon cœur, déjà lourdement éprouvé, fit un salto dans ma poitrine. Je me redressai d'un seul coup.

— Ce... ce que j'ai fait ?

Comment pouvait-il savoir pour Reg ?!

— Le présent que vous m'avez adressé, précisa l'inconnu.

Donc il ne parlait pas l'homicide que je venais de commettre. Loin de m'apaiser, sa déclaration m'interpella. Et pour cause... Je n'avais envoyé ni cadeau, ni chocolats, ni carte de vœux, ni même bouquet de fleurs, à personne, pour la simple et bonne raison que ma vie sociale se résumait en trois mots : le vide intersidéral.

— Qui êtes-vous et de quoi parlez-vous ?!

— Je faisais référence à l'âme de M.Hopkins. J'imagine que cela répond aux deux questions.

À cause de la fatigue, mon cerveau avait du mal à relier les idées. Mais lorsque les connexions se firent, je portai une main à mes lèvres afin d'étouffer ma stupéfaction, et mon effroi.

Lui.

— Oh, je vois, répondis-je d'une voix que j'espérais mesurée. Où avez-vous eu mon numéro ?

— Est-ce vraiment important ?

Comme je ne disais toujours rien, il reprit :

— Avez-vous oublié qui je suis ?

— Non, bien sûr que non ! répondis-je cette fois du tac au tac.

— Alors vous devriez savoir qu'obtenir un numéro de téléphone est largement à ma portée.

— Vous avez raison. J'ai juste été surprise que vous me contactiez.

À une heure pareille, aurais-je dû ajouter.

— Agréablement j'espère ?

De l'autre côté du téléphone, la voix était soudain différente. L'interlocuteur n'avait pas changé, mais ses intonations devenaient mielleuses. Un revirement de ton aussi surprenant qu'inattendu. Je ne sus quoi lui dire.

— J'ai besoin de m'entretenir avec vous, décréta-t-il sans relever mon manque flagrant d'enthousiasme.

— À quel sujet ?

— Rien qui ne puisse être abordé par téléphone.

Jamais en deux cents cinquante-quatre années d'existence il n'avait encore cherché à me rencontrer. Ça puait, pour sûr.

— Dans ce cas donnez-moi une date, je ferai mon possible pour me libérer.

J'avais dit cela comme si lui faire l'honneur de ma présence dépendait de mon humeur du moment. Tous deux savions cependant que c'était lui qui menait la danse, et que le rendez-vous aurait lieu à sa convenance. Malgré tout, je n'avais pas été capable de simuler plus d'entrain, car en vérité, j'avais autant envie de le rencontrer que de me pendre.

— Demain, annonça-il d'une voix dont la fermeté me pris à nouveau au dépourvu. À New York. Tenez-moi au courant de votre heure d'arrivée.

Je m'étranglai. New York était à plus de cinq heures de vol ! La simple perspective de ce périple m'épuisait. Je n'osai toutefois pas refuser l'invitation. Du reste, cela ressemblait davantage à une convocation.

— Très bien...

— Bon voyage, Eléonore.

Il raccrocha. Mon portable se mit en veille et je restai à contempler le noir.

D'ici quelques heures, je rencontrerais le patron. À cette idée, et pour la énième fois ce soir-là, l'angoisse planta ses griffes dans ma poitrine. Je me rallongeai sur l'oreiller, mais sus au rythme sauvage de mon cœur, que le sommeil ne reviendrait pas.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant