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Salzburg - Worakls

Je poussai un long soupir en m'insultant de toutes les injures que comptait mon vocabulaire. Et Dieu sait qu'il était fourni...

Je regrettais – le terme était faible – d'avoir cédé aux dizaines de textos dont Cassie m'avait inondée afin de s'assurer de ma présence. Pourquoi, en premier lieu, l'avais-je laissée fouiner dans mon portable pendant les cours ? Maintenant qu'elle détenait mon numéro, jamais elle ne me lâcherait la grappe !

C'était donc à cause de son manque de vigilance que la Mort se retrouvait dans cette situation ridicule – à attendre des lycéens sur un trottoir détrempé, au milieu d'une foule de fêtards, ivres pour la plupart.

En matière de sanité mentale, parler de soi à la troisième personne n'est jamais bon signe. Mais dans la perspective de la soirée cauchemardesque à venir, cela m'aidait. Ça mettait les choses à distance. Comme si j'avais sous-traité cette tâche ingrate à une autre que moi. Et d'ailleurs, c'était le cas. Mon nouveau personnage me remplaçait : Eléonore Latour, la lycéenne fraichement débarquée de NYC, bien loin d'Eléonore De La Tour, la tant redoutée, à la cour de Louis XVI.

Des néons bleu fluo accrochés à la façade en briques formaient le mot « Blueberry ». J'entendais des notes d'électro se faufiler à travers la porte qui s'ouvrait de temps à autre pour laisser entrer ou sortir des clients. Mais je n'osais pas entrer. Ni même rejoindre la file d'attente qui s'allongeait le long du bâtiment.

Appuyée contre le mur, à l'écart des éclats de rire, je frictionnai mes bras pour me réchauffer. La nuit était douce. Il ne devait pas faire moins de quinze degrés, mais ma robe était aussi fine qu'elle était courte. Je n'avais pas pris de veste, et je le déplorais alors qu'une brise chargée d'humidité se levait, annonçant l'arrivée imminente du brouillard.

À l'angle du bloc, se détachèrent bientôt des silhouettes anonymes celles d'Ethan et Sarah, enlacés. Le couple vint à ma rencontre, mais la brune semblait s'être renfrognée à ma vue. Nous prîmes place dans la queue après avoir échangés de maladroites banalités, sans trouver ensuite matière à alimenter la conversation. Le silence s'installait, gagnant en pesanteur à chaque seconde. C'était d'autant plus gênant face au joyeux raffut que produisait la bande d'amis devant nous. Au point que je fus – presque – contente en voyant débarquer Cassie et Charlie dans les minutes qui suivirent.

— T'es venue ! constata Cassie, avec une joie démesurée.

Je lui décochai une flèche du regard, les bras fermement croisés contre mon corps, comme pour en retenir la chaleur évanescente.

— Comme si j'avais eu le choix.

Faisant fi de ma remarque, elle continua :

— Tu vas A-DO-RER !

J'en doutais sérieusement. Ce dont j'étais plus ou moins sûre, en revanche, c'est que le videur posté à l'entrée risquait de mettre un terme aux velléités festives de Cassie. Les bars étaient interdits aux mineurs, en raison de l'alcool qui y coulait à flot. Cet obstacle infranchissable n'entamait pourtant en rien sa bonne humeur. Et si je souvenais bien, Cassie avait suggéré plus tôt qu'elle et les autres avaient leurs habitudes ici, ce qui laissait présager une entourloupe...

J'eus vite confirmation de mon intuition. Lorsque nous atteignîmes le colosse de deux mètres au visage abrupt, il exigea que nous présentions nos pièces d'identité. Aucun de mes comparses ne trahi la moindre inquiétude ou hésitation. Chacun leur tour, ils lui tendirent leurs papiers, et je me mis à fouiller mon sac.

Quand je relevai la tête, ils étaient déjà tous passés derrière le videur.

Visiblement, je n'étais pas la seule ici à posséder des papiers contrefaits. Dans mon cas, j'avais une excellente raison. Ça n'était pas tant pour me saouler en compagnie d'adolescents, que parce qu'il m'était impossible d'en obtenir d'authentiques. J'imaginais mal les autorités américaines se satisfaire de mon passeport des années 30. Encore moins de mon acte de naissance français, vieux de plusieurs siècles...

Le géant regarda à peine mon permis, m'invitant d'un signe de tête à avancer. De suite, Cassie m'empoigna le bras. Je fis en sorte de ravaler la contrariété qui me gagnait pendant qu'elle me trainait vers la double porte en fer.

Avant de m'attirer ici, au moins aurait-elle pu évoquer la nécessité des faux papiers. Si j'en avais été dépourvue, je serais restée sur le carreau – comme une idiote. À l'évidence, ce n'était pas son intention. Ce point de détail ne l'avait semblait-il pas effleuré. Ou bien cela allait-il de soi à ses yeux.

Posséder une fausse carte d'identité devait relever de la normalité pour ces jeunes fortunés. Ethan paraissait pourtant désapprouver le principe. Je l'entendais ruminer dans sa barbe ce que nous encourions pour faux et usage de faux.

— Trois ans de prison et dix mille dollars d'amende, récitait-il d'un air sombre.

Honnêtement, je m'en souciais comme d'une guigne. J'avais sans doute plus de risque de plonger pour meurtre, compte tenu de la pile de cadavres qu'engendrait mon bénévolat...

Et encore...

Dans les services de gériatrie et d'oncologie où je sévissais, les médecins s'attendaient tôt ou tard à voir disparaître les patients. Et à raison de quelques meurtres par mois, ils passaient inaperçus dans la dizaine de décès que connaissait l'hôpital chaque jour. Un vrai coup de bol (pour moi, j'entends) que ses statistiques soient si mauvaises ...

Les paroles catastrophistes d'Ethan s'évanouirent dès l'instant où nous entrâmes, accueillis par la chaleur des corps en fusion. Le volume de la musique m'étourdit et la pression de la foule, tout autour de nous, me désorienta. Je n'étais plus habituée. Je n'avais pas fréquenté ces lieux de perdition depuis longtemps. La dernière fois remontait à la prohibition si ma mémoire était bonne.

J'observais la salle, hébétée, comme si je sortais d'une caverne sombre après des années de séquestration. Cassie tira sur mon bras pour m'entrainer jusqu'à une table près du bar, qui venait de se libérer. Je la suivis, frôlant au passage tout un tas de corps en sueur, et m'installai sur le haut tabouret entre elle et Charlie. Je n'eus même pas le temps de reprendre mes esprits ou de m'habituer à l'environnement sonore. L'un des serveurs, qui officiaient ici torse nu, s'était déjà rameuté au bout de notre table. Trop loin cependant pour que je l'entendisse. Cassie fit l'intermédiaire.

— Tu veux boire quoi ?

Elle m'agita la carte sous le nez pour précipiter mon choix.

— Comme toi ! lui dis-je après une vague hésitation.

Les noms farfelus des boissons ne m'inspiraient guère. Lemon Light, Bloody-Berry, Golden Great. Il s'agissait de cocktails, mais leur composition demeurait un parfait mystère. Aucune liste d'ingrédient pour aider les novices. Je m'en remettais donc au jugement de Cassie, espérant que ses goûts rejoindraient les miens.

Un verre, me répétai-je afin de me donner du courage.

Juste un verre. C'était le temps que je comptais accorder aux lycéens, et pas une seconde de plus. Un compromis suffisant pour satisfaire Cassie, et m'assurer une relative tranquillité pour les prochains jours. Je pourrais ainsi refuser les invitations suivantes, sans passer pour une asociale maladive.

Le serveur et ses abdos luisants s'étaient d'ores et déjà éclipsés, voguant vers d'autres contrées. Cassie et Charlie remuaient au rythme des basses.

— Les autres ne devaient pas nous rejoindre ? demandai-je.

— Duncan et Jenny tu veux dire ?

J'acquiesçai. C'était effectivement à eux que je faisais référence. J'avais bien leur visage en tête, leurs noms en revanche, je les avais oubliés.

— On les apercevra peut-être d'ici la fin de la soirée, répondit Charlie avec un sourire mutin.

— Ce ne sont pas les plus ponctuels, avoua Cassie. Ils aiment bien passer du temps en tête à tête tu vois...

Son regard dériva de l'autre côté de la table. Ethan et Sarah se parlaient à l'oreille. Ils ne nous prêtaient pas la moindre attention, occupés qu'ils étaient à se bécoter. Cassie saisit alors vivement mon poignet.

— J'adore cette musique ! Viens, on va danser !

— Nos boissons... protestai-je vainement tandis qu'elle me faisait décoller de mon siège.

Charlie me fit un salut militaire en nous regardant disparaître.

— Elles ne vont pas s'envoler !

— La musique non plus, soupirai-je pour moi-même.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant