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Visions of Gideon - Sufjan Stevens

Une force brute me percuta. Mes pieds quittèrent le plancher des vaches tandis que j'étais projetée en arrière et que mes poumons se vidaient brusquement. Je basculais, ma tête s'apprêtant à heurter l'asphalte, quand un bras protecteur glissa dans mon dos.

Je clignai des yeux à plusieurs reprises, sonnée, et ils finirent par se réaccoutumer à l'obscurité. Je découvris alors ces deux iris grises, luisantes d'appréhension, qui flottaient juste au-dessus de mon visage.

— Tu... tu n'as rien ?

— Ça va, je crois, haletai-je en vérifiant qu'il ne me manquait aucun membre.

Pendant qu'il me relevait, David me détailla pour s'assurer de mon état, puis son visage se contracta. Un éclair zébra soudain son regard orageux.

— Mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?!

Il m'avait plaqué contre la glissière du terre-plein central. Il me fixa durement quelques secondes, semblant hésiter, avant de m'attirer contre son torse.

Ses bras m'emprisonnaient étroitement, jusqu'à presque m'étouffer. Nos corps étaient si proches que je sentais son cœur vibrer très fort, à l'unisson du mien. Sa main glissa dans mes cheveux et j'enfouis ma tête dans son épaule.

— Ne me refais jamais ça.

J'essayai de déglutir mais ma gorge était encore serrée par le chagrin.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? balbutiai-je, dans un état second.

— Ce que ça peut me faire ?

Il m'éloigna de lui pour croiser mon regard. Le sien reflétait une profonde colère qui me fit regretter d'avoir ouvert la bouche.

— Tu crois que tu peux mettre fin à tes jours sans que ça me tue, peut-être ?

Je haussai les épaules, le regard mort. Le vide que j'avais ressenti en voyant David s'éloigner m'emplissait encore.

Il secoua vigoureusement la tête comme s'il luttait contre l'envie de me filer des gifles.

— Ou alors, t'es juste trop égoïste pour t'en soucier.

— Je n'ai pas pensé que...

Je n'eus pas l'occasion de pousser mon raisonnement.

— Oh, alors tu n'as pas pensé ? s'emporta-t-il sans me laisser finir.

— Je suis désolée, parvins-je à peine à articuler.

Il passa une main sur son visage et s'interrompit quelques secondes, cherchant à recouvrer son calme. Je voyais bien qu'il y avait toutes les peines du monde, mais étonnamment, quand il reprit, ce fut l'émotion qui emporta sa voix.

— Je t'ai déjà perdu une fois, et ça a été la pire chose qui me soit arrivée, bien avant mon cancer.

Son ton était catégorique.

— Eléonore, quand je t'ai trouvée inanimée ce soir-là, j'ai cru devenir fou. C'était pire que la mort.

On n'avait jamais reparlé de mon overdose, mais je lisais sur son visage à quel point ce souvenir lui était pénible.

Je baissai la tête en sentant les remords m'envahir. Je m'en voulais pour tous les tourments que je lui avais infligés. Je crois qu'il avait raison, j'étais un monstre d'égoïsme. Je ne me souciais jamais vraiment des conséquences que pouvaient avoir mes actes, ou de la manière dont ils affectaient les autres.

David prit mon visage entre ses mains et commença à essuyer mes larmes avec ses pouces.

— Je suis désolée, répétai-je.

Plus aucune partie de mon cerveau n'était assez fonctionnelle pour formuler quoi que ce soit d'intelligent.

David souleva légèrement mon menton, me forçant à relever la tête.  Ses yeux étaient imprégnés d'une souffrance indicible.

— C'est moi qui suis désolé.

Sa voix s'était fracturée.

— Arrête, c'est ridicule, soufflai-je en détournant le regard.

— Je n'aurais pas dû réagir comme ça.

Savoir qu'il se sentait responsable fit enfler la culpabilité qui me dévorait les entrailles, au point de me faire sortir de mes gonds. Je me mis à crier sans m'en rendre compte.

— Mais je t'ai menti sur toute la ligne ! Je t'ai caché qui je suis et...

Comme d'après moi, ça suffisait à ce qu'il me déteste pour le restant de ses jours, je m'arrêtai là.

David exhala un long soupir et ses doigts glissèrent sur mes épaules.

— Oui, tu m'as menti. Et tu devais... prendre mon âme.

Je ne dis rien, cette vérité énoncée n'appelait aucune réponse.

— Et pourtant... je suis toujours là. Tu m'as guéri. Alors... je suppose qu'en dépit des circonstances, tu m'as protégé.

Je levai les yeux, me décidant à le regarder pour de bon.

Il me dévisageait, comme si pour la première fois, il me voyait vraiment. Et aussi fou que ça puisse paraître, il ne semblait pas effrayé le moins du monde. Je ne décelai même pas une pointe de répulsion ou de haine. Il y avait de quoi, pourtant.

On aurait dit au contraire que...

Ses lèvres s'entrouvrirent lentement et je perdis le fil de ma pensée. Je me sentis faiblir. David raffermit sa prise autour de mes épaules pour me retenir. Il fouilla mon regard, et avant que je voie le coup venir, il se pencha sur moi, m'embrassant avec une douceur incroyable. Pour moi, c'était presque une torture.

— Je t'aime, murmura-t-il à mon oreille.

Mon cœur se souleva brusquement. Je fermai les yeux un court instant, pour repousser la douleur qui le transperçait.

— Tu ne peux pas dire ça.

Habité d'une détermination sans faille, David planta son regard dans le mien.

— Je peux, et je le répèterai autant de fois que nécessaire pour que tu me crois. Je t'aime.

— Mais...

Il prit mes mains dans les siennes, faisant voler en éclats mes objections.

— Rien de ce que tu pourras me dire ne me fera cesser de t'aimer.

Je n'en étais pas aussi sûre, même si j'avais envie d'y croire.

— J'ai besoin de toi, tu sais. Plus que tout. Je ne supporterais pas qu'il t'arrive malheur. (Ses lèvres remontèrent sur le côté et il prit une profonde inspiration.) Tu dois me promettre de ne plus jamais rien faire d'aussi stupide.

Je hochai la tête machinalement.

— D'accord, dis-je d'une voix qui me parut étrangère.

Ma réponse ne sembla l'apaiser qu'à moitié.

— Bien.

On resta là quelques instants, à se contempler dans le silence de la nuit. Jusqu'à ce qu'une voiture ne passe trop près, nous rappelant le danger. David tira alors sur mon bras pour me faire traverser la route et on marcha rapidement jusqu'à la Lexus.

— Je prends le volant.

Je ne cherchai pas à protester. Il s'était déjà installé, et de toute façon, je ne m'estimais plus en état de conduire ou de faire quoi que ce soit. Je m'affalai sur le siège passager, vidée. Mes nerfs à vif étaient retombés et je me sentais comme sur le point d'être happée par un sommeil comateux.

— Goldsboro, tu as dit ?

Je m'entendis gémir en guise de réponse. Je sentis à peine la voiture bouger quand il démarra. Après, ma vision s'obscurcit, et tout devint flou.

Je plongeai malgré moi au fond d'un trou noir émotionnel.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant