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— Est-ce que vous êtes une...

— Une Mort ? acheva-t-il, croisant mon regard avec amusement. Non, je suis... autre chose.

Autre chose ?

Qu'existait-il d'autre ? Des vampires ? Des sorciers ? Là non plus, je n'eus pas de réponse. L'homme continua de fixer la route, aussi mutique que lorsqu'on avait traversé l'aérogare.
Je ne délaissai mes théories farfelues à son sujet qu'à l'approche de Times Square. Attirée par l'agitation à l'extérieur, j'abaissai la vitre. La pluie avait forci. D'épaisses gouttes vinrent fouetter mon visage, et le tumulte de la ville me submergea. Les coups de klaxons de mêlaient à la clameur des passants et aux bruits indistincts de la rue.

Mon regard erra sur cette masse de visages anonymes, aux vies rythmées par le travail, attaché case dans une main, diner à emporter dans l'autre. Leur routine millimétrée contrastait avec mon propre désœuvrement. Moi, même quand je déambulais à travers San Francisco, c'était sans véritable objectif. Je n'avais plus aucun but, ni aucun rêve. Ils s'étaient désagrégés au fur et à mesure que le temps m'avait éloignée de celle que j'étais. Mon existence s'était depuis longtemps perdue dans la futilité du paraître. Cela ne m'empêchait pas de m'y accrocher coûte que coûte. Inconsciemment, je devais croire, ou espérer, que quelqu'un me sauverait de mes propres égarements. Naïve que j'étais...

La limousine roula encore un moment. Elle s'engagea enfin sur un large boulevard et ralentit l'allure. Un building de verre et d'acier, plus haut que les autres, se dressait fièrement sur le côté droit de la rue. La voiture alla se garer juste devant.

Il vous attend au dernier étage, me glissa le chauffeur avant que je quitte la voiture. Je m'occuperai de votre bagage.

Je le remerciai d'un hochement de tête pendant que je refermais le dernier bouton de mon trench. Je passai mon sac à main à l'épaule, puis m'élançai vivement vers l'entrée pour échapper aux trombes d'eau qui s'abattaient à présent sur Manhattan. Je m'engouffrai dans la porte tambour, les cheveux mouillés, et me retrouvai la seconde d'après au milieu d'un hall somptueux.

C'est simple, le sol en marbre brillait tant qu'il reflétait le moindre détail. Une sculpture dorée, que j'imaginais en or, trônait au centre. Les formes étaient abstraites, mais j'eus l'impression de discerner à travers leur enchevêtrement tortueux, deux silhouettes, séparées par une sphère ciselée de fils d'argents.

Subjuguée, mon regard s'éleva au-dessus de l'œuvre d'art et ne rencontra aucun obstacle jusqu'au plafond vitré plusieurs centaines de mètres plus haut. D'en bas, j'entendais les gouttes de pluie s'écraser sur le toit. Leur fracas se répercutait en écho à travers tout le bâtiment qui, à quelque chose près, se présentait comme un cylindre. Un cylindre géant, découpé en des dizaines d'étages circulaires.

De l'extérieur, j'avais cru qu'il s'agissait d'un immeuble de bureaux. Désormais, je pensais plutôt à un palace, ou une résidence de très haut standing.

Derrière leur pupitre, les employés de la réception me jaugeaient prudemment. Ils n'étaient pas les seuls, cependant, que mon irruption dans ce calme feutré avait dérangés. Les quelques clients – ou résidents– présents dans le hall, s'étaient tournés pour m'observer. Chacun d'eux était tiré à quatre épingles, mais je remarquai surtout le couple assis sur l'un des canapés qui encerclaient la sculpture. Ils m'auraient presque faite passer pour une fille négligée. Un smoking noir pour l'homme, une robe bustier surmontée de broderies pour sa compagne. Ses cheveux châtains étaient remontés en un élégant chignon parsemé de perles nacrées. Avec mes boucles aplaties par la pluie, mon trench et ma simple robe noire, je me sentais de plus en plus mal à l'aise à mesure que ces deux-là me détaillaient dans leur tenue de gala, de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête...
Je me détournai, envahie par un sentiment étrange. Le raffinement des lieux et de ses occupants me donnait l'impression d'être de retour à Versailles, plus de deux cents cinquante ans auparavant. Cette époque lointaine où j'étais encore Mlle Eléonore Marie Claire De La Tour, jeune héritière et déjà orpheline. Le faste de ces années me manquait. Les robes à corsets, nettement moins.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant