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TW: Violence, torture. Vous êtes avertis...

Where Is My Mind - Pixies

« Pour les lâches, les incrédules, les abominables, les meurtriers, les impudiques, les enchanteurs, les idolâtres, et tous les menteurs, leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort. [...] Et ils seront tourmentés jour et nuit, aux siècles des siècles. » Apocalypse 21.8, 20.10. »

J'allais sûrement mourir. Une deuxième fois.

J'errais maintenant depuis des heures – ou ce que je pensais être des heures –, dans le désert. Un véritable désert, de sable ocre. Ardent. Pourtant, aucun astre solaire ne brillait au-dessus de moi. Planait seulement un ciel satanique d'un rouge menaçant. Et pas un nuage...

Je marchais, découragée et de plus en plus anxieuse, sans rien voir d'autre à des kilomètres à la ronde que ce paysage fantasmagorique. Ce ciel de feu et de sang, ces dunes à perte de vue et l'horizon dans lequel ils s'unissaient. Mes poumons – étrange que j'en aie encore l'usage – me brulaient à chaque respiration. Le sable bouillant m'avait cramé la plante des pieds et ma peau était rouge comme après un gros coup de soleil. Des rafales de vent plus chaud encore qu'un siroco, chargées d'une odeur de soufre, me fouettaient le visage

Autour de moi... personne. Pas âme qui vive. Comment était-ce possible ? J'aurais normalement dû en être entourée... Où se cachaient donc les millions – milliards ? – d'âmes damnées ? Avaient-elles été... consumées ? Cela n'aurait aucun sens, mais... que savais-je des intentions de Lucifer ?

Une main placée en visière et les yeux plissés à cause du sable qui tourbillonnait dans l'air, je terminais l'ascension d'une imposante dune. Du sommet, je distinguai enfin une forme floue à plusieurs centaines de mètres : les contours d'un bâtiment. Ils ondulaient sous la chaleur, tel un mirage.

Craignant que l'illusion ne se dissipe d'une seconde à l'autre, je dévalai la pente presque en courant, entrainée par mon élan, puis poursuivis à une allure soutenue dans sa direction. À mesure que j'en approchai, les lignes se précisèrent. Et je n'en fus pas rassurée. Il s'agissait d'un entrepôt fait de tôles rouillées dont l'aspect me donnait la chair de poule. Dans tout autre lieu, je l'aurais déjà trouvé inquiétant, mais placé au milieu d'un désert infernal, ça me fichait vraiment les jetons. Mon mauvais pressentiment ne fit que s'amplifier tandis que j'avançais. Et bientôt, j'arrivai au pied de l'étrange hangar, devant une lourde porte coulissante. Elle était entrouverte mais ne laissait rien deviner du sombre intérieur.

Des cris percèrent alors le silence environnant. Des cris d'hommes et de femmes mêlés dans un concert de voix, poussés jusqu'à en perdre le souffle et déchirés par la souffrance. J'eus un mouvement de recul.

Je portai instinctivement ma main à mon cou, d'abord soulagée de sentir cette pointe minérale sous mes doigts. Puis je réfléchis. Ce n'était pas le cristal. Pas le vrai, en tout cas. Je ne l'avais pas emporté dans la tombe, pas plus que ma robe d'Halloween dont j'étais pourtant vêtue. Ma tenue actuelle n'était qu'une réplique de celle que je portais avant ma mort, rien de plus. Ce bijou ne me serait d'aucun secours, si d'aventure, on s'en prenait à moi...

Je déglutis le peu de salive qu'il me restait. Je mourrais de trouille. J'envisageais sérieusement de rebrousser chemin, et même de courir à l'opposé d'ici, mais c'était peut-être ma seule chance de retrouver Sarah. Après tout, je n'avais rien découvert d'autre pendant ma longue errance que cet entrepôt. Et les cris... Les cris de douleur que j'entendais, peut-être était-ce les siens...

Je dus me faire violence, déployer un effort colossal, pour réussir à me mouvoir. Chacun de mes muscles semblait paralysé par la peur de ce que je risquais de découvrir.

Plaquant mon dos contre le métal rouillé, je progressai à petits pas vers l'ouverture.

À trois...

Un. Deux. Trois...

Je me penchai et jetai un rapide coup d'œil à l'intérieur, qui suffit toutefois à me terrifier. Une vision d'horreur. Des êtres rachitiques aux crocs acérés torturaient des âmes. Leur peau était couleur cendre et leurs mains pourvues de griffes aussi aiguisées que des lames de rasoir. Des démons.

Au premier plan, d'un des prisonniers avait les poignets attachés en hauteur. De profondes lacérations marquaient son torse nu et y avaient laissé des trainées sanguinolentes. Il parlait – suppliait ? – dans une langue que je reconnus comme de l'allemand, mais au rire guttural que produisit la créature face à lui, elle n'en avait que faire. Elle planta ses griffes dans sa chair, lui arrachant un nouveau hurlement. De peur et de dégoût mêlés, je détournai les yeux.

Je cherchai Sarah parmi les nombreux suppliciés, et tout aussi nombreux démons, essayant d'avoir le regard en mouvement, en permanence. Je ne voulais pas qu'il s'attarde sur les mares de sang, les organes apparents, ou les chairs brulées. Mes yeux revinrent brusquement en arrière, quand je réalisai avoir aperçu avant l'homme écartelé, une longue chevelure brune qui ondulait derrière un écran de vapeur. Elle criait, mais je ne voyais pas son visage, ne reconnaissais pas sa voix. Était-il seulement possible de reconnaître une voix dans un hurlement pareil, au milieu de tant d'autres ?

Une rafale de vent chaud s'engouffra dans l'entrepôt, dissipant les volutes. Je compris alors pourquoi la jeune femme criait, se contorsionnait ainsi et d'où provenait la vapeur : elle était immergée dans une énorme marmite d'eau bouillante. Le liquide frémissant lui arrivait jusqu'à la poitrine ; sa peau couverte de cloques se décollait en filaments blanchâtres et visqueux. Mais il ne s'agissait pas de Sarah, et j'en ressentis une forme de soulagement qui me révulsa aussitôt.

Le poing serré contre ma bouche, je commençai à pleurer. Au cours de mon existence, j'avais eu affaire à la barbarie des hommes, mais jamais à autant de cruauté. Cette espèce de monstre difforme se délectait de la souffrance de cette pauvre femme. Il tournait autour du bassin pour lécher tantôt sa nuque, tantôt son visage. Sa langue d'un rouge vif était coupée en deux à la moitié comme celle d'un serpent, et ses yeux plus noirs que l'onyx, reflétaient l'incarnation du mal.

En pensant que Sarah était sûrement détenue dans un hangar tel que celui-ci, torturée nuit et jour, mes pleurs discrets se murent en sanglots... bien moins discrets. Sachant que des bêtes diaboliques et meurtrières se tenaient à moins de quinze mètres, j'aurais mieux fait de me contenir... Mais c'est le moment que je choisis pour débloquer.

Les hoquets entrecoupant mes sanglots se firent profonds, et sonores. L'air m'embrasait de l'intérieur. J'aurais dû prévoir que les démons m'entendraient – sans blague ?! – pourtant, je sentis mon cœur bondir dans ma poitrine, affolé, quand ils délaissèrent leur victime pour se tourner vers moi.

Découvrant leurs dents pointues, ils éclatèrent d'un rire qui ressemblait à des grognements d'ours. Je ne reculai même pas tandis qu'ils s'avançaient dans ma direction de leur démarche courbée.

Instinct de survie, ça te parle Ingalls ?!

M'enfuir aurait été la meilleure chose à faire, mais une force invisible me maintenait ancrée dans le sol : la peur. J'étais tétanisée, le regard rivé aux âmes mutilées que j'allais bientôt rejoindre...

Des ombres passèrent derrière moi. Je redressai vivement la tête, mesurant alors le sort terrible qui m'attendait. Trop tard, cependant. Deux langues pointues, démoniaques, épousèrent ma nuque. Je sentais la salive acide des démons grignoter ma peau, et l'odeur de leur haleine fétide me faire vaciller.

Refermant mes paupières, je continuai de pleurer et me préparai au pire. Quelles atrocités allaient-ils m'infliger ? En guise de réponse, je sentis qu'on m'agrippait fortement le bras. Je déglutis, m'attendant à une explosion de douleur d'une seconde à l'autre. Étrangement, rien ne vint.

Les langues des démons s'étaient éloignées. J'imaginai d'abord qu'il s'agissait d'une feinte ou de torture psychologique. Puis je réalisai que l'atmosphère avait radicalement changé. L'air jusque-là brulant et imprégné de cette odeur soufrée, d'œuf pourri, était redevenu respirable. Sa douceur évoquait à présent une journée de printemps. Il caressait ma peau et charriait des effluves évocateurs, urbains, de pot d'échappement et de street food. Une rumeur passante bourdonnait à mes oreilles et un klaxon retentit soudain.

J'ouvris les yeux en sursautant.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant