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Dice - Finley Quaye, William Orbit

Je ne fermai pas l'œil de la nuit. Les heures défilaient et mon esprit continuait de vagabonder.

Ces divagations nocturnes ne concernaient pas seulement Petterson ou Cameron, mais mon existence toute entière – vaste gâchis. Sa vacuité me désolait. Hormis des dépenses futiles et autres superficialités, je ne m'autorisais pas grand-chose, et surtout pas à être heureuse. Dès qu'il était question de prendre des risques, de vivre pleinement, je faisais marche arrière et me réfugiais dans mon travail : regarder les gens mourir. Leur souffrance me donnait l'illusion de ne pas aller trop mal.

En vérité, j'étais un zombi. Un mort-vivant à la frontière entre deux mondes. Jusque-là, je m'étais arrangée pour ne pas avoir à choisir. Aujourd'hui, j'étais à la croisée des chemins. Je pouvais poursuivre sur cette autoroute monotone et continuer de m'étioler lentement... Ou bien prendre la première sortie vers cette nationale dangereuse et imprévisible qu'est la vie. Il y avait des chances que je finisse dans un ravin, j'en avais conscience. Alors pourquoi prendre ce risque ? Peut-être, parce que je savais qu'au bord de la route sinueuse, un auto-stoppeur aux cheveux poivre et sel m'attendait. Il n'allait pas très loin comparé à moi, mais rien ne nous empêchait de partager une partie du trajet. Évidemment, mon cœur redoutait le moment où je devrais le déposer pour continuer seule. Mais plus j'y pensais et plus je me disais qu'il valait mieux souffrir que ne plus jamais rien ressentir.

J'en étais là dans mes réflexions, quand une pensée supplanta toutes les autres. Si je m'engageais dans cette voie avec Petterson, il n'y aurait plus aucun retour en arrière possible. Je serais contrainte de regarder s'éloigner dans le rétroviseur l'autre auto-stoppeur, celui aux yeux noisettes. En y songeant, la culpabilité refit surface. Je plaquai mes mains contre mon front moite et me tournai vers le réveil.

Cinq-heures.

Pourquoi me torturais-je ? Cameron et moi ne nous connaissions pas vraiment. Et même pas du tout. Pendant le temps passé ensemble, nous avions très peu discuté. Il fallait l'admettre, mon attirance pour lui avait été principalement physique, et probablement amplifiée par un sortilège.

Quoi qu'il en soit, ça ne changeait rien au problème. Je devais faire un choix.

Cameron ou David ?

Diable !

Voilà que je me mettais à penser à Petterson en l'appelant par son prénom...

Bouillante de fièvre, j'allai dans la salle de bain et fouillai l'armoire à pharmacie. J'avalai deux cachets de paracétamol avec un verre d'eau et retournai me coucher. Peu à peu, je sentis ma température baisser et les nœuds dans ma tête se démêler. Malgré cela, je dormis d'un sommeil agité. Mes rêves furent hantés par l'image mutilée de Sarah. Son visage se tordait de douleur et sa bouche crachait du sang. Je la voyais mourir encore, et encore. Elle me criait que tout était de ma faute, mais elle parlait avec la voix de sa mère. À chaque fois, je me réveillais en sursaut. Et dès que je refermais mes paupières, l'horreur me rattrapait. Elle ne m'offrit aucun répit et quand mon réveil sonna j'eus l'impression d'avoir fait une nuit blanche.

J'étais neurasthénique. Ce ne fut qu'après trois sonneries de rappel que je daignai sortir du lit. Je me levai avec paresse, me douchai et m'habillai machinalement. Je ne m'attardai pas en découvrant mon reflet dans le miroir. J'avais la mine d'un cadavre fraichement inhumé, et même si la mort était mon quotidien, je n'avais aucune envie d'y songer aussi tôt dans la journée.

En retournant dans la chambre, je débranchai mon portable toujours en charge et découvris plusieurs messages de Cassie. Ils me demandaient comment j'allais, ce que je faisais ou pourquoi je l'ignorais... Je pensai alors « court terme » et décidai d'appliquer la technique éprouvée du silence radio. J'anticipais qu'elle me reprocherait mon indifférence quand je la verrais plus tard en cours, mais pour l'heure, je n'avais pas le courage de me soumettre à son interrogatoire, même par écran interposé.

J'avalai un jus d'orange en vitesse, attrapai mon sac dans l'entrée et me mis en route. En imaginant ce qui m'attendait : les remontrances de Cassie et les regards des autres élèves, j'avais envisagé de sécher les cours. Mon vœu fut exaucé en quelque sorte au moment où Charles m'ouvrit la porte et que je plongeai dans la lumière. Les rues d'ordinaires calmes à cette heure grouillaient de passants. Les travailleurs avaient changé d'habits, troquant leur costume formel pour un jean et des baskets. Les terrasses des cafés étaient bondées et les boutiques regorgeaient déjà de clients. Observer ce petit monde flâner en toute quiétude me fit réaliser qu'on était samedi.

Par conséquent, je n'avais pas cours.

D'abord, je fus soulagée d'échapper à Cassie. Puis, l'exaspération me gagna. Je me trouvais dehors, sans aucun but. J'aurais pu faire demi-tour et retourner sous la couette, mais après avoir dépensé tant d'énergie à me préparer, je jugeai cela indigne. Et puis, si je restais à broyer du noir chez moi, j'allais tourner folle. Par automatisme, je me mis à marcher en direction de Starbucks. De la caféine ne me ferait pas de mal.

Quand j'atteignis ma destination, je dus patienter longtemps avant d'être servie. Étant donné la popularité de l'endroit, j'y étais habituée, mais je n'étais pas revenue ici depuis mon entrée au lycée. Désormais il me rappelait ma première rencontre avec David. C'est la raison pour laquelle je ne m'y éternisai pas. Je voulais à tout prix m'éviter ce supplice psychologique.

En dépit de mes fermes résolutions, je ne parvins pas à chasser David de mon esprit, même après avoir quitté le café. Il continuait de flotter dans mes pensées pendant que je déambulais dans la ville, quasi-absente.

Je ne regardais pas où j'allais. Je me contentais d'avancer, comme portée par une force mystérieuse. Tel le vent dans mon dos, elle me poussa à travers San Francisco, me guidant de rue en rue pendant que je me perdais dans mes pensées, puis je la sentis décroitre peu à peu, jusqu'à s'évanouir totalement. Aussitôt, mes jambes encore courbaturées de la veille protestèrent et je me sentis incapable de faire un pas de plus. J'avalai les toutes dernières gorgées de mon café, presque froid, en me laissant tomber sur le banc à ma droite.

Quand je relevai enfin le regard, je constatai que je me trouvais en plein milieu d'un parc verdoyant, et qu'en face de moi, se dressait une rangée de maisons victoriennes. La couleur violette pâle de l'une d'elle me fit sortir de mon état second.

Qu'est-ce que...

Comment avais-je pu atterrir ici, juste devant chez lui ?! Je n'avais aucun souvenir du trajet, seulement d'avoir sacrément marché ! Je ne sais pas si le cristal m'avait aidé à trouver le chemin, comme lorsqu'il s'était manifesté pour me sauver de Reg, ou si David y était pour quelque chose. Était-il possible qu'il soit devenu ma boussole ? Ou moi sa boussole, et lui mon Nord ? Aussi stupide que ça pût sembler, je commençais pourtant à y croire, et forte de cette idée, je fendis la pelouse d'Alamo Square Park.

Je m'apprêtais à faire la chose la plus folle que j'aie jamais osé faire de toute ma vie, mais je ne pouvais plus continuer comme avant, et ainsi ignorer les signes que m'envoyaient le destin – ou même seulement mon subconscient. Qu'importe si la cause de ma décision était rationnelle ou non, je choisissais de rompre avec la monotonie sordide de mon existence.

Je choisissais la nationale sinueuse.

Je choisissais David.

Lips As Red As Hell [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant