3. Ce qui n'aurait pas dû advenir

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(Ceci est un flashback - je ne sais pas encore si je le positionnerai à cet endroit de l'histoire)

Chaque fois que la porte des toilettes des femmes s'ouvrait, c'était comme si les vibrations des basses venaient se répercuter dans tous les miroirs, dans tous les lavabos. L'espace exigu se transformait alors en une terrible caisse de résonance qui broyait mon crâne toujours un peu plus. Je me tenais agenouillée au-dessus d'un toilette, que je regrettai aussitôt d'avoir approché de si prêt. L'odeur des urines et autres déjections, qui n'avaient pas été en totalité évacuées, accentuait mes hauts-le-cur, et il ne me fallut pas beaucoup de temps pour rendre le contenu de mon maigre repas. La porte s'ouvrit de nouveau sur un groupe de filles qui pénétra derrière moi. La porte claqua étouffant le vacarme des décibels assourdissantes. Je n'eus pas le temps de pousser suffisamment la porte du pied, et sentis, derrière moi, leurs rires moqueurs.

- Regardez la crade! Elle s'est vomie dessus ou quoi? cria l'une d'elle.

- T'as pas honte bouffonne? renchérit une autre.

- Ah la dégueu!!! complétèrent les autres.

L'hilarité fut générale.

Je n'osai pas me retourner pour leur faire face et n'étais pas sûre d'en être capable. Ma tête tournait tellement que j'avais l'impression que mon cerveau s'amusait aux montagnes russes. Le sol se rapprochait dangereusement. Je luttais pour ne pas que mes yeux se ferment... quand je sentis deux mains me saisir vigoureusement sous les aisselles.

- Ana, lève-toi, Ana!

J'eus de la peine à reconnaître la voix, elle me paraissait si lointaine, si sourde, bien que familière.

- Ana lève-toi, j'te dis!

La voix se fit plus forte, plus claire. Je m'appuyai péniblement d'une main sur le mur carrelé, tandis que les mains me soulevaient plus fermement. Mon sang pulsait dans mon crâne plus fortement. Mon cerveau s'emballait. J'avais pensé un moment que j'allai faire une rupture d'anévrisme ici. "Morte dans les chiottes d'une discothèque", auraient titré les journaux régionaux le lendemain. Pathétique. Dans un regain de force, je me redressai sur mes jambes, vacillante.

- Ana tu ne peux pas rester ici, s'adoucit la voix. Viens...

Elle me fit pivoter comme si elle déplaçait un vase en porcelaine et je fis face à son visage. Elise. Retrouver son regard rassurant me ragaillardit. Elle passa mon bras sur ses épaules et nous commençâmes à marcher.

- Viens, on va rentrer, Ana. De toute façon, elle est pourrie cette soirée. Il n'y a pas un seul mâle qui en vaille le coup! plaisanta-t-elle.

Je n'eus pas la force d'esquisser le moindre sourire. Mon corps ne me répondait plus. Je le sentais défaillir à chaque pas.

- Tu vas voir, l'air frais, ça va te faire du bien.

Tout en me maintenant en équilibre d'une main, Elise s'empara de la poignée de la porte avec l'autre. Elle l'ouvrit avec difficulté. La porte battante était vraiment lourde à tirer d'une seule main. L'intensité des décibels aussitôt libérés me fit trébucher de douleur. Les pulsations à l'intérieur de mon crâne se synchronisaient avec les basses, et chaque note grave me faisait l'effet d'un étau qui se resserrait autour. Mon cerveau était à la limite de l'implosion. Elise m'accrocha plus fortement à elle et m'entraîna au travers de la foule de noctambules déchaînés sur la piste de danse. Il n'était pas évident de s'y frayer un chemin. Elise dut jouer des coudes pour nous permettre de regagner la sortie de l'établissement. Le portier, un colosse à la stature qui découragerait même les plus téméraires, nous voyant arriver, s'exclama d'une voix puissante qui n'invitait pas à la discussion:

- Toute sortie est définitive!

Elise m'adossa au mur de l'entrée et me dit de l'attendre, le temps qu'elle aille retrouver les autres et récupérer les clés de la voiture de Mathias.

Le portier l'entendit.

- Je crois pas que ça va être possible. Vous ne pouvez pas la laisser là. Soit elle vous accompagne, soit je la mets dehors.

- Mais, j'en ai que pour une minute, rétorqua-t-elle suppliante. Juste le temps d'un aller retour...

- J'ai une tête de baby-sitter? reprit-il imperturbable. Soit elle vous accompagne, soit je la mets dehors.

Sentant que je n'aurais pas pu rester une minute de plus à l'intérieur sans que ma tête n'explose, je tendis une main molle en direction d'Elise.

- Je vais attendre devant la voiture, balbutiai-je difficilement. Tu l'as dit, l'air frais...

Je réprimai un relan acide qui vint me brûler la gorge.

- ... ça va me faire du bien, dis-je en déglutissant douloureusement.

Elle écarquilla les yeux et essaya d'accrocher mon regard vitreux.

- T'es sûre? Tu vas réussir à aller jusqu'à la voiture? m'interrogea-t-elle.

- Ça va, la rassurai-je. T'en as juste pour 2 minutes.

Sur ces mots, je rassemblai le maximum d'énergie et de lucidité qui me restait, et tenta une démarche résolument peu convaincante. Elise calma mon hardiesse.

- Attends, je récupère nos manteaux, dit-elle en tendant le ticket à l'hôtesse chargée des vestiaires.

Elle m'aida à enfiler mon manteau, telle une mère qui boutonne le col de son enfant avant de sortir en lui faisant les dernières recommandations.

-Tu m'attends à la voiture, insista-t-elle. Je me dépêche. Je récupère les clés et on rentre chez nous.

Une fois chaudement vêtue, le portier m'ouvrit la porte pour me laisser sortir titubante. A peine le seuil franchi, j'entendis la porte claquer derrière moi dans un bruit tonitruant.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant