48. Le manège ne tourne plus

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Le repas avançait dans un silence quasi religieux que personne n'osait interrompre, moi la première. La situation était tellement inattendue qu'elle en était hyper déroutante. Jamais, je me serais dite il y avait une semaine que, dès la première semaine de cours, j'aurais fait la connaissance d'un garçon déstabilisant, énigmatique et super canon, il fallait se l'avouer. Jamais, j'aurais pensé que mes parents débouleraient à l'improviste et que ce dit-garçon serait resté de son plein grès avec moi et mes parents autour d'acras de morue, de rougail de saucisse et de colombo de poisson, acheté à "Saveurs des Antilles", seul restaurant ouvert un dimanche après-midi à trois rues à la ronde.

Je me focalisais sur les plats pour éviter de prêter attention à ceux qui m'entouraient. Nous étions installés autour de la table basse dont la hauteur pouvait s'ajuster pour se transformer en table à manger. Face à face. Cette disposition trop protocolaire ne se prêtait pas à l'incongruité de ce repas. Je ne savais pas comment me positionner entre eux tous. Que dire à mes parents? Que dire à Sacha? Et encore pire, que dire à tout ce petit monde ici rassemblé? Si seulement, je pouvais tous les faire disparaître et me retrouver enfin dans le confort de la solitude.

-Comment vous trouvez la cuisine antillaise? Vous connaissiez? sonda Sacha

-C'est très bon Sacha, s'exclama maman avec enthousiasme en reprenant du colombo agrémenté de riz parfumé. C'est délicieux, hein?

Elle donna un petit coup de coude à mon père pour qu'il se prononce à son tour quant à la qualité des mets rapportés par Sacha. Il avait été plutôt rapide pour revenir. Quelques minutes s'étaient écoulées après le départ de Marine et Sacha était revenu les bras chargés de sacs en papier débordant de barquettes en plastique.

-Ouais, c'est pas mauvais, concéda-t-il d'un air bourru. Ca aurait été quand même meilleur avec un bon pain.

-Je n'ai pas pensé au pain, s'excusa Sacha légèrement confus.

Mon père n'était pas commode aujourd'hui. Il n'était pas toujours d'un caractère agréable mais là, il se surpassait. Comme pour alléger la pesanteur de ce déjeuner, maman se sentit obligée d'intervenir aussitôt, des yeux compatissants rivés sur Sacha.

-C'était déjà très gentil de nous régaler de ces plats, temporisa maman. Et d'ailleurs, vous nous direz combien on vous doit.

Sacha éluda cette question d'un geste de la main.

-Enfin, sans pain... marmonna papa.

Afin d'éviter d'éventuelles gaffes ou qu'il ne prenne la mouche, je préférai préciser à Sacha dès maintenant que mes parents tenaient une boulangerie et que, de ce fait, pour mon père, un repas sans pain n'était pas un vrai repas. Ca me fit drôle de lui dévoiler ainsi mes origines alors que j'ignorai tout de lui.

Lorsque mes parents se levèrent pour aller dans le coin cuisine porter les assiettes dans l'évier, Sacha glissa furtivement à mon oreille:

-Je vois d'où tu tiens tes miches, ma p'tite boulangère.

-Ah ah, c'est malin! Très drôle vraiment!

Je le repoussai aussitôt, jetant un coup d'oeil en direction de mes parents pour m'assurer qu'ils n'avaient rien vu de à nos messes basses. Apparemment, ils étaient beaucoup trop occupés à faire la vaisselle et à ausculter le vide de nos placards pour s'en rendre compte.

-Tu peux rentrer chez toi maintenant, lui suggérai-je malhabilement à voix basse.

-Tu me vires là? s'offusqua-t-il en fronçant gravement les sourcils.

-Peut-être bien, admis-je en soutenant son regard noir. Je te remercie sincèrement de tout ce que tu as fait pour moi. Mais là c'est bon, je vais prendre le relais.

Une nuit et un jourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant